Auteur : Clelia V. Crialesi

 

Aurélien ROBERT, Le Monde mathématique. Marco Trevisano et la philosophie dans la Venise du Trecento, Paris, Éditions du Cerf, « Pensée antique et médiévale » n° 46, 2023, 346 p.

Jusqu’à la publication du livre d’Aurélien Robert, peu de choses étaient connues du personnage de Marco Trevisano et de son œuvre, le De macrocosmo. La seule analyse sommaire de ce texte par George Boas, ainsi que quelques mentions sporadiques dues à John Murdoch et Marshall Clagett, n’ont pas permis d’apprécier pleinement sa contribution à l’histoire de la philosophie et des sciences jusqu’à présent. Même en l’absence de l’édition critique du De macrocosmo – que l’auteur promet de publier –, nous pouvons aujourd’hui évaluer les aspects les plus originaux de sa pensée philosophique et mathématique, tout en les replaçant dans le contexte de la Venise du Trecento. Ces avancées sont rendues possibles grâce à ce nouvel ouvrage. Il intègre données doctrinales, historiques et sociales, en adoptant une méthodologie qui combine l’approche de la microhistoire chère à Carlo Ginzburg avec les derniers développements dans l’étude de l’histoire des sciences, selon le modèle décrit par Lorraine Daston (voir « Une histoire de l’objectivité scientifique », dans J.-F. Braunstein, L’Histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris, Vrin, 2008, p. 363-375).

Qui était donc Marco Trevisano et qu’est-ce que le De macrocosmo ? Aurélien Robert brosse le portrait d’un intellectuel laïque appartenant à la noblesse vénitienne, actif dans la seconde moitié du XIVe siècle. Il est présenté comme une figure située au carrefour de mondes différents : celui des marchands, celui des humanistes et celui des théologiens. Cette caractérisation est étayée par l’examen des liens entre Trevisano et les écoles d’abaque (p. 48-56), les maisons de l’élite urbaine vénitienne (p. 57-64) et les couvents des ordres mendiants, en particulier franciscains (p. 65-69). Ce qui en ressort est une représentation vraisemblable de ce qu’était l’enseignement dispensé par les abacistes à Venise avant la fondation de la Scuola di Rialto : souvent associées à des contextes privés, les écoles d’abaque ne se limitaient pas à enseigner les fondements de l’arithmétique pratique et de l’algèbre, mais contribuaient également à une sorte de formation protohumaniste en langue vernaculaire, incluant la lecture des classiques latins, de la Bible et des textes de philosophie morale (p. 54-55). La pleine intégration de Marco Trevisano dans ce tissu social et culturel est attestée par une question qu’il adressa à une école d’abaque de Florence, portant sur la résolution d’un problème algébrique (p. 44-45).

Les savoirs spécifiques découlant des milieux laïques et cléricaux sont tous mis à profit dans le De macrocosmo lorsque Trevisano utilise des notions philosophico-mathématiques pour aboutir à une nouvelle exégèse de la création du monde, notamment celle de la Genèse. Bien que son titre laisse présager une œuvre cosmologique, le De macrocosmo dépasse cette seule dimension. Les six livres dont ce texte se compose constituent tout d’abord une synthèse entre mathématiques laïques et vérité chrétienne. Une telle synthèse découle d’une critique adressée aux théologiens pour leur incompétence dans le domaine des mathématiques, les empêchant ainsi de placer ces connaissances techniques à la base de leurs raisonnements (p. 86). Il s’agit donc d’une confrontation avec les théologiens sur leur propre terrain : pour Trevisano, interpréter adéquatement des passages de l’Écriture tels que le verset de Sagesse XI, 21 (« Mais tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids »), nécessite de reconnaître la rationalité arithmétique sous-tendant le monde et par conséquent de s’appuyer sur des arguments et des concepts techniques d’ordre mathématique.

L’auteur analyse pourtant le De macrocosmo depuis une autre perspective : celle de la résurgence d’un réalisme mathématique remontant au platonisme et au néopythagorisme médiévaux, selon lequel les nombres seraient à la base de toute réalité (p. 93). Cette posture philosophique de Trevisano se traduit inévitablement par une critique de certains piliers de la philosophie aristotélicienne (par exemple la divisibilité infinie du continu) et par l’aversion pour la façon dont elle était enseignée dans les universités – ce qui le rapproche de la critique par Pétrarque de certains de ses amis qui défendent aveuglément l’autorité d’Aristote (p. 118-119). Même la forme littéraire adoptée par certaines parties du De macrocosmo témoigne de cette aversion : c’est au modèle littéraire du songe, tout particulièrement inspiré des modèles cicéronien et macrobien, que Trevisano confie son plan de révision de la stratégie épistémique chrétienne (p. 111-117). Cependant, comme le souligne souvent l’auteur, l’adhésion de Trevisano au néopythagorisme ne signifie pas qu’il s’éloigne simplement de la culture scolastique et de la philosophie péripatéticienne, mais plutôt qu’il cherche à les réviser selon sa propre sensibilité philosophique et à les intégrer dans son projet exégético-théologique (p. 123).

Trois étapes s’avèrent nécessaires pour édifier une lecture cohérente de la création selon Trevisano. Celles-ci consistent dans le réexamen de trois questions philosophiques, auxquelles les premiers livres du De macrocosmo sont dédiés : (a) la définition du rôle et du statut de l’unité et des nombres ; (b) l’éclaircissement de la structure atomique de la réalité ; (c) l’exclusion de l’hypothèse de l’éternité du monde. En abordant la première question, notre intellectuel vénitien anticipe des développements du XVIe siècle concernant l’unité tout en démentant une longue tradition philosophique : l’unité, soutient-il, est un nombre de plein droit. Il établit ainsi – un peu à la manière de Jean Peckham – les fondements de son atomisme mathématique en s’appuyant sur l’analogie entre l’unité et le point (p. 129) : comme il y a une unité sur le plan métaphysique, il y en a une sur le plan corporel que l’on peut concevoir, par la médiation du vocabulaire de l’arithmétique boécienne, comme le premier nombre cube (13 = 1) que l’on trouve précisément dans les solides (p. 153-159).

La partie du volume où cette conception originale de l’unité est introduite (le chapitre 3) s’avère particulièrement intéressante pour les historiens de la pensée mathématique prémoderne car Aurélien Robert se penche sur la caractérisation ontologique et épistémique des nombres présentée dans le De macrocosmo. On apprend donc qu’y sont élaborées deux catégorisations des nombres. D’une part, une bipartition entre nombres en acte (entiers positifs qui correspondent aux choses concrètes) et nombres en puissance (irrationnels qui n’ont pas de référents dans la réalité), ce qui permet de discriminer entre domaine arithmétique et algébrique (p. 133-136). D’autre part, une tripartition entre le nombre nombré, le nombre nombrant et le nombre par lequel nous nombrons. Ces classifications correspondent respectivement aux choses concrètes dans lesquelles les nombres s’incarnent, aux nombres exprimés par des concepts ou mots par lesquels on compte, et à l’âme elle-même (p. 141-143). De surcroît, la position de Trevisano concernant cette ontologie peut être qualifiée de réductionniste, dans la mesure où la formalité des nombres n’est pas distincte de leur aspect matériel, mais connote plutôt une disposition de leur matérialité. Son réductionnisme s’accorde bien avec son réalisme néopythagoricien, dès lors que les nombres se trouvent dans les choses matérielles elles-mêmes, notamment dans la structure de la matière (p. 148-149).

Après avoir donné un aperçu de l’atomisme au Moyen Âge (p. 185-195), l’auteur explique comment Trevisano conçoit la structure de la matière en s’inspirant du modèle de l’atomisme mathématique finitiste du franciscain Gérard d’Odon (p. 198-204). C’est à ce dernier qu’il emprunte les six « voies » pour démontrer que le continu se compose d’entités conceptuellement indivisibles, c’est-à-dire de points géométriques (p. 212-223), auxquelles il ajoute ses propres arguments sous forme de propositions et de corollaires (p. 224-243). Dans ce cadre atomiste, certains aspects semblent particulièrement originaux : par exemple, l’application de l’hylémorphisme à une matière qui semble posséder une organisation discrète à l’origine, mais dont la discrétion devient continuité grâce aux formes (p. 208-209). Ou encore, la conception du mouvement appliqué aux indivisibles : il s’agit moins d’un mouvement local que d’un mouvement situationnel comme acquisition de propriétés relationnelles (p. 211). De même, la façon dont Trevisano aborde l’argument géométrique anti-atomiste d’al-Ghazali sur l’incommensurabilité du côté et de la diagonale d’un carré : il ne nie pas cette incommensurabilité, mais souligne plutôt l’échec de la géométrie à exprimer correctement la réalité matérielle (p. 238).

Le sujet dont il est question dans la dernière partie du volume (chapitre V) est celui du temps. L’idée du temps chez Trevisano est cohérente avec sa perspective atomiste et s’inscrit dans les débats sur l’éternité du monde. L’auteur constate que Trevisano se range du côté des créationnistes, qui étayent le commencement du monde en empruntant une série d’arguments devenus standards dès Bonaventure (p. 283-293).

Le lecteur du livre d’Aurélien Robert est confronté au caractère éclectique de la pensée de Marco Trevisano, qui intègre avec habileté des concepts péripatéticiens et des doctrines franciscaines dans une conception platonico-pythagoricienne du cosmos, tout en tissant sa propre « théologie mathématique » où l’arithmétique s’entrelace avec d’autres formes de savoirs. Grâce à un langage accessible, l’auteur facilite la compréhension et l’appréciation des idées complexes présentées par Marco Trevisano dans son De macrocosmo. Cette étude pionnière apporte une contribution significative à l’histoire de la philosophie et des sciences, ouvrant la voie à de nombreuses pistes de recherche nouvelles qui méritent d’être explorées – parmi celles-ci, on peut mentionner les informations visant à reconstruire l’histoire de l’atomisme dans le monde latin même avant la redécouverte de la philosophie naturelle d’Aristote.

Clelia V. Crialesi

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Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, Le Monde mathématique. Marco Trevisano et la philosophie dans la Venise du Trecento, Paris, Éditions du Cerf, « Pensée antique et médiévale » n° 46, 2023, 346 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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