Auteur : Baptiste Fiere

 

Debapriya SARKAR,Possible Knowledge. The Literary Forms of Early Modern Science, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2023, 266 p.

L’ouvrage de Debapriya Sarkar traite des élaborations théoriques de la catégorie de possible dans la littérature anglaise des xvie et xviiie siècles – de Spenser à Milton. À la suite de Frédérique Aït-Touati ou d’Ayesha Ramachandran, il s’agit de réévaluer l’influence des modes fictionnels de pensée dans l’histoire des idées. L’autrice entend souligner la contribution de la littérature aux débats épistémologiques de la fin de la Renaissance, en étudiant « the imaginative dimensions of emergent scientific methods as components of a literary epistemology » (p. 5). Selon l’autrice, une telle période est marquée par un état d’incertitude généralisé, provoqué conjointement par la crise de l’aristotélisme, l’apparition de nouvelles cosmologies et une modification de la géographie. Un tel diagnostic, destiné à introduire la fonction historique des discours qu’elle entend étudier, est peut-être formulé de façon excessivement topique. Quoi qu’il en soit, les bouleversements propres à la Renaissance impliquent une intensification des réflexions sur le possible, domaine d’investigation privilégié de la littérature. Ce dernier est défini de façon large, en tant qu’il inclut aussi bien le contrefactuel que le probable (p. 2). L’autrice entend montrer que la littérature fournit une méthode privilégiée pour appréhender le possible sous des formes aussi variées que le futur d’une communauté politique, l’inscription de l’action dans le temps ou l’émergence d’anomalies questionnant la certitude des discours scientifiques. C’est en ce sens que les discours littéraires sont en mesure de compléter ou d’évaluer les savoirs scientifiques destinés à répondre à la « crise » (p. 1) propre à la Renaissance.

Si les œuvres étudiées ne conceptualisent pas le possible de la même manière, elles se rapportent à un paradigme commun. Celui-ci est identifié à travers The Defense of Poesy, où Philip Sidney pense l’indépendance de la littérature à l’égard de ce qui a été, est ou doit être, au profit de ce qui pourrait ou devrait être. Ce paradigme est défini comme élaborant un savoir concevable plutôt que vérifiable, orienté vers la pratique, non systématique et donc ouvert, particulier et non général. Il se caractérise aussi par une réflexion métalittéraire sur les pouvoirs épistémiques de la fiction, et plus précisément sur l’heuristique propre à chaque genre littéraire. C’est cela qui détermine le choix des auteurs et de l’autrice dont il sera question dans Possible Knowledge – Spenser, Shakespeare, Bacon, Cavendish et Milton : « The formal apparatus of different genres of imaginative writing delimits the conditions of possibility within a fictive world and, in doing so, determines the kinds of knowledge a particular kind of fiction can generate » (p. 188).

Le premier chapitre est consacré à l’ouvrage de Spenser The Faerie Queene (1590-1596). Il s’agit de défendre l’idée selon laquelle sa poétique est à concevoir à l’aide du concept de « méthode » (p. 24), afin d’étudier la façon dont celle-ci détermine une épistémologie de l’action (p. 26). L’autrice se concentre principalement sur la singularité de la narration déployée dans l’ouvrage. Il s’agit de défendre que son « fictionnal worldmaking » (p. 33) invite le lecteur à façonner par l’action un monde aux contours incertains. La façon dont Spenser pense le mode d’existence de son Faerie land conduit à se défaire d’une confusion entre les frontières du monde et les frontières du perçu. L’autrice en situe alors l’œuvre de façon tout à fait intéressante par rapport au genre utopique, sans occulter sa proximité avec les ouvrages des premiers colons avides de « découvertes » de territoires jusque-là « inconnus ». L’enjeu est de montrer comment Merlin, incarnation intradiégétique du poète, et ses prophéties mettent en scène le statut épistémologique du discours poétique tel que le conçoit Spenser. Lorsque ses prophéties sont amenées sur le mode de la certitude, la narration s’effondre, tandis que les prophéties imparfaites délivrées à Britomart produisent l’effet inverse. L’« endless worke » (p. 45) mené par celle-ci sur la base d’une prophétie floue constitue une invitation à insérer son action dans une temporalité incertaine et plurielle, sans tenter de la réduire par une connaissance démonstrative. La prolifération narrative caractéristique de The Faerie Queene renforce une telle invitation à explorer et façonner un monde aux frontières spatiotemporelles indéterminées. Le savoir propre à la littérature est conditionnel pour Spenser : « This epistemology requires action by readers: they must imagine themselves as entities with indeterminate futures who will realize their anticipated lives from the multiple potentialities created by the poet » (p. 52).

Le deuxième chapitre traite de l’épistémologie de la connaissance du futur dans Macbeth de Shakespeare (1623). S’il est commun d’examiner la réflexion politique déployée par le poète dramaturge à partir du discours prophétique, l’autrice entend montrer que les fonctions de ce dernier ne sauraient s’y réduire. Ces prophéties permettent d’examiner l’intensification de l’usage de savoirs occultes en histoire et en philosophie naturelles à la suite d’un intérêt croissant pour la praxis au détriment de la gnosis (p. 56). Cela s’observe dans l’usage par Macbeth des prophéties des trois sœurs, véritables recettes prescriptives à appliquer en vue de faire advenir ce qu’elles annoncent : « Rejecting his faith in “chance” and focusing solely on the promised ending, Macbeth seeks means, or a course of action, in a prophecy that does not prescribe one » (p. 72). Par là, Macbeth court à sa perte en voyant se dégrader progressivement l’individualité qui lui était promise par ces mêmes prophéties : d’homme promis à un destin singulier, il devient l’archétype du tyran condamné à être renversé. Shakespeare examine ce faisant le statut du discours prophétique, en soutenant l’idée que le tragique propre à l’existence de Macbeth repose sur son obsession pour la mise en œuvre servile des prophéties des trois sœurs. Shakespeare évalue par là les discours prédictifs, et enjoint à maintenir leur ambiguïté.

Le troisième chapitre, qui se concentre sur le Novum Organum (1620) ainsi que la Nouvelle Atlantide (1626) de Bacon pourrait étonner, au regard de l’attention portée par ce dernier aux effets de tromperie induits par les usages non référentiels du langage. Ce serait oublier que l’induction baconienne est tributaire de procédures propres à la romance, destinées à appréhender le caractère multiple d’une nature qui détermine ses propres modes d’intelligibilité. Bacon, en ce sens, ne peut présenter sa philosophie naturelle que sur le mode de l’incomplétude et de l’invitation à poursuivre l’enquête. Le philosophe n’est pas tant un nouvel Adam, qu’un chevalier errant au sein d’une nature proliférante (p. 102). Il y a bien un apport de la pensée littéraire chez Bacon, apport nécessaire à la constitution d’une philosophie pourtant destinée à l’éradiquer (p. 85). L’étude des fonctions de l’aphorisme dans le Novum Organum est en ce sens tout à fait parlante. Ce n’est qu’au sein de la fiction utopique de la Nouvelle Atlantide que Bacon envisage la possibilité d’évincer le contingent grâce à la nouvelle science (p. 103). L’hypothèse de lecture adoptée par Sarkar permet, de façon tout à fait convaincante, de concilier l’injonction paradoxale à servir une nature pour mieux la dominer et d’intervenir par la même occasion dans les débats interprétatifs amorcés par Carolyn Merchant (The Death of Nature. Woman, Ecology and the Scientific Revolution, 1980).

Le quatrième chapitre affronte l’évolution de la physique de Margaret Cavendish entre Poems and Fancies (1553) et The Blazing World (1666). Le passage d’une physique atomiste à une physique vitaliste dans les œuvres de Cavendish s’explique par la viabilité du discours littéraire qui les sous-tend. La littérarité du discours n’est pas pensée par elle comme un medium au service de l’expression d’une physique ; bien au contraire, c’est la viabilité littéraire d’un monde fictif qui détermine le choix et la valeur de la théorie physique destinée à s’appliquer au monde réel (p. 124-125). Cavendish constitue en ce sens l’incarnation la plus radicale du paradigme de la connaissance littéraire du possible que l’autrice entend examiner. La philosophe critique en effet la dépendance de l’investigation de la nature à l’égard d’une approche strictement empiriste. Par son travail poétique, elle remet en cause la pertinence des modes d’investigation des philosophes naturels qui aboutissent à façonner des mondes inhabitables. C’est dans cette perspective que l’autrice entend lire la critique de la philosophie hobbesienne par la philosophe de Newcastle. « A creator should make a world suited to her state of being instead of inhabiting another’s » (p. 151) : Cavendish défend ainsi que l’imagination de la poétesse constitue l’un des modes par lesquels la nature s’exprime (p. 154). L’imagination reproduit le dynamisme propre à la nature dans un effort tout aussi créatif qu’intellectuel. Dans cette perspective, le préjugé sexiste concernant la prétendue volubilité des femmes se voit inversé (p. 127), la poétesse étant d’autant plus à même de façonner des mondes conformes à la volubilité de la Nature. Debapriya Sarkar parvient une fois de plus à articuler brillamment les dimensions politiques et épistémologiques des ouvrages qu’elle étudie.

Le dernier chapitre examine l’épistémologie littéraire déployée par Milton dans The Paradise Lost (1666). Il s’agit ici de lire ce poème épique comme une réponse à la philosophie expérimentale pratiquée par les membres de la Royal Society, en tant qu’elle ambitionnait de donner à l’homme les moyens de parvenir à un état adamique. L’autrice soutient que les procédés de la poésie épique sont employés par Milton en vue de critiquer le projet de réforme des savoirs défendu par la Royal Society. C’est précisément grâce à un travail imaginatif et rhétorique que l’on peut produire une connaissance qui s’apparente à celle dont les premiers humains étaient capables. L’autrice montre comment la poétique de l’évènement qui gouverne l’écriture de Paradise Lost permet d’esquisser un discours sur les êtres prélapsaires : « The unknown, unknowable, and singular ontology of prelapsarian Eden requires a poetic project that recognizes the incommensurability of experiential and imaginative routes of knowing […] » (p. 187).

Cet ouvrage, très dense et très informé, contribue au dynamisme des études portant sur l’usage des fictions dans la pensée moderne. L’approche de l’autrice permet de lire dans une nouvelle perspective des ouvrages centraux de la littérature et de la philosophie anglaises. Si la densité du propos peut parfois porter atteinte à sa clarté, ce travail sera sans aucun doute très utile à celles et ceux qui s’intéressent au versant littéraire de l’épistémologie moderne.

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Pour citer cet article : Debapriya SARKAR, Possible Knowledge. The Literary Forms of Early Modern Science, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2023, 266 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.

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