Auteur : Tobias Endres
Mathilde TAHAR, Du finalisme en biologie. Bergson et la théorie de l’évolution, Paris, Puf, 2024, 405 p.
Mathilde Tahar a écrit un livre formidable avec un but (et ici on a bien le droit d’entendre la finalité) clair et ambitieux qui est de revenir sur Henri Bergson, dans son œuvre majeure L’Évolution créatrice (1907), pour critiquer et en même temps proposer quelque chose à la biologie contemporaine. Au même titre, Du finalisme en biologie. Bergson et la théorie de l’évolution devrait trouver son lectorat, par-delà même les philosophes de la biologie, car il touche la philosophie dans ses domaines centraux : l’épistémologie, la métaphysique, la philosophie des sciences, l’éthique. Avant de formuler une critique, l’objectif du texte qui suit est d’expliquer pourquoi nous en sommes convaincu, en nous référant à quelques mots d’Ernst Cassirer. En 1929, celui-ci termine ainsi son discours de rectorat à l’université de Hambourg :
La philosophie d’aujourd’hui ne peut pas revenir à l’idéal de la Doctrine de la science, tel que Fichte le dessinait encore dans son temps […] ; elle ne peut pas poser un principe métaphysique suprême, absolument certain, pour en tirer l’ensemble du savoir selon sa forme et son contenu, pour le développer de manière déductive. Et la philosophie ne peut pas non plus avoir pour tâche d’apaiser les luttes internes qui ne cessent d’éclater dans la science, de les réduire au silence par des tentatives de solutions hâtives qu’elle pose. Elle se trouve au contraire au cœur de ces luttes ; elle ne peut et ne veut rien faire d’autre que d’y participer [1].
Cette tâche de participer au progrès scientifique en éclairant les luttes, les contradictions, les problèmes dans la science dans tous ses domaines nous semble tout à fait juste car la philosophie ne renvoie pas à un objet spécifique d’investigation et demande donc toujours des justifications pour son propre avancement. Certes, elle a aussi des problèmes propres, comme la nature de notre savoir ou la fonction des concepts élémentaires comme « vérité », « réalité » ou « bien ». Mais, comme l’écrit Mathilde Tahar, l’appel de Bergson à une nouvelle biologie n’est pas « seulement […] une réflexion métaphysique sur le rôle des individus biologiques, mais […] a un impact direct sur nos modèles biologiques » (p. 277) ; ou encore : « [c]onstruire une biologie nouvelle, capable de prendre en compte la durée de l’évolution hors des cadres finalistes, exige donc un changement de métaphysique » (p. 256).
Un avancement réciproque en termes de conceptualisation, si jamais la philosophie ose s’aventurer dans les débats scientifiques, est donc dans ce cas possible autour du concept de l’évolution, avec ses propres instruments conceptuels. Par exemple, le dépassement de l’ontologie aristotélicienne « fixiste et substantialiste » (p. 381) par une « conception processuelle du vivant » (p. 241) aurait l’avantage de pouvoir proposer un cadre heuristique afin « d’orienter la recherche » (p. 101). Mais cette orientation n’est pas unilatérale : c’est aussi la philosophie qui profite, et doit profiter, du progrès scientifique, « [l]a métaphysique de la vie est en effet conçue par Bergson comme une “prolongation de la science du vivant” » (p. 126). La philosophie d’aujourd’hui, indépendamment de son propre statut, peut avancer uniquement si elle est en contact avec les sciences empiriques. Nous pouvons facilement nous mettre d’accord sur ce point. Et c’est bien là que ce livre propose sa vision, son approche, son idée et son but.
Afin de créer une conversation entre la philosophie et la science – ici la biologie –, l’auteure a choisi une approche en trois étapes qui structurent le livre. Son premier chapitre (p. 21-130), après l’avant-propos et l’introduction (p. 9-19) reconstruit minutieusement la réfutation bergsonienne des théories de l’évolution de son temps et le statut de l’élan vital comme un « concept fluide » (p. 94 et suivantes). Dès cette ouverture, se révèlent les vertus avec lesquelles le sujet est traité. Relevons les quatre suivantes :
(1) Une sensibilité pour l’histoire. En 1907, la théorie de l’évolution elle-même a déjà une histoire et Bergson analyse dans le darwinisme, le mutationnisme, l’orthogenèse et le néolamarckisme ce qui lui semble indéfendable et ce qui lui semble justifiable. Mathilde Tahar est consciente du fait que le prisme développé dans L’Évolution créatrice intervient dans le « contexte intellectuel français […] marqué par la prégnance de la physiologie », et les biologistes « discutent à partir d’un ancrage physiologique hérité du déterminisme de Claude Bernard » (p. 211). En même temps, elle constate que Bergson en est conscient aussi, car il fait la différence, par exemple, entre le néolamarckisme américain, faisant l’objet d’une de ses analyses (notamment sur Edward Drinker Cope), et sa version française, développée principalement par des naturalistes réductionnistes. Cette sensibilité pour l’histoire des sciences et de la philosophie permet au deuxième chapitre (p. 131-258) d’historiser l’avancement de la biologie au cours du vingtième siècle, tout en critiquant le réductionnisme génétique (notamment celui de Richard Dawkins et celui de Daniel Dennet, p. 164-177), son aristotélisme caché et le retour du finalisme en biologie (p. 187-209). Les lecteurs ne seront donc pas étonnés que le troisième et dernier chapitre du livre (p. 259-376), dans ses grands traits, tourne autour du thème de l’histoire de la vie et de ses conséquences pour la théorie de l’évolution.
(2) Un sens pour le bon argument, la nuance et la bonne foi par rapport à ce qu’on peut conserver de Bergson et ce qu’il faut en rejeter. Il est remarquable de voir comment est démontré qu’un problème empirique, soulevé par Bergson, persiste pour les théories contemporaines de l’évolution, malgré certains faux pas dans l’analyse bergsonienne. Bergson avance par exemple un argument épistémologique selon lequel les variations sélectionnées par l’adaptation dans la théorie darwinienne ne peuvent pas être insensibles « au sens de neutre du point de vue de [leurs] effet[s] » (p. 59), une idée que l’on ne trouve nulle part chez Darwin. L’auteure s’emploie non seulement à montrer comment ce malentendu a pu naître dans la lecture de Bergson, mais aussi à démontrer qu’il n’est pas pertinent pour l’objection centrale. Celle-ci consiste en l’inexplicabilité de l’apparition analogue d’organes structurellement similaires chez des espèces non apparentées. L’exemple parfait du philosophe est la similarité structurelle de l’œil humain avec celui de la coquille Saint-Jacques. Malheureusement, cette objection empirique, sur laquelle celui-ci a fondé sa critique des théories de l’évolution et sa conception d’un élan vital, s’est également révélée fausse, un constat qui ouvre le deuxième chapitre du livre. L’ouvrage fait donc également preuve d’un sens du suspense assez inhabituel en philosophie. Pour les non-initiés du moins, cette constatation est surprenante et rend d’autant plus agréable la lecture sur l’état actuel de la biologie.
(3) La rigueur de la structure du texte. D’une part, il est remarquable que les trois chapitres soient construits sur le modèle des modalités temporelles. Alors que l’ensemble du premier chapitre et certaines parties du deuxième traitent du passé, c’est-à-dire du contexte d’émergence, du contenu et de la réception (manquée) de l’Évolution créatrice, l’essentiel du deuxième chapitre conduit vers le passé récent et le présent, en analysant l’émergence de la génétique et de la théorie synthétique de l’évolution à la lumière des hypothèses bergsoniennes. Finalement, le troisième chapitre donne un aperçu d’une possible biologie à venir, qui aurait pris conscience de l’historicité de l’évolution. Dans celle-ci, les idées qui vont s’avérer cruciales sont les suivantes : (a) les organismes sont des agents (p. 293-300), (b) l’évolution ne connaît pas des lois mais plutôt des régularités (p. 262-289), et (c) il y a des normes qui émergent des contraintes de la sélection naturelle, mais aussi de la morphologie et de la phylogénie (p. 300-318 et 383). Ces perspectives sont complétées par une métaphore imagée pour l’évolution, celle d’une toupie qui se déplace en spirale (p. 326-334), ce qui nous amène au point final.
(4) Le texte se présente en grande partie comme une présentation globale de l’œuvre de Bergson. Toutes ses œuvres principales, de l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) à Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), en passant par Matière et mémoire (1896) et Le Rire (1900), sont discutées dans leur relation systématique avec L’Évolution créatrice, lorsque cela est opportun. En outre, l’Introduction à la métaphysique (1903) ou encore des œuvres mineures comme Sur le pragmatisme de William James (1911) sont également abordées de manière systématique afin d’en finir avec tous les préjugés auxquels l’œuvre principale de Bergson a été et est toujours confrontée.
Nous avons pourtant quelques remarques critiques, qui touchent moins la philosophie de la biologie que la philosophie de la culture et l’anthropologie.[…]
Tobias Endres (ENS-PSL, Pays germaniques)
[1]. Ernst Cassirer, « Formen und Formwandlungen des philosophischen Wahrheitsbegriffs », Gesammelte Werke. Hamburger Ausgabe, vol. 17, Hamburg, Meiner, 2004, p. 358, nous traduisons.
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Pour citer cette note de lecture : Avec Bergson, éclairer la biologie contemporaine, in Notes de lecture, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-juin 2025, p. 151-155.