Auteur : Pierre-François Moreau

 

Baruj Spinoza, Tratado polĂ­tico, ediciĂłn de Juan D. SĂĄnchez Estop, Madrid, Trotta, 171 p.

Juan Domingo SĂĄnchez Estop, qui avait dĂ©jĂ  traduit la correspondance de Spinoza (et en outre publiĂ© un ouvrage sur Althusser et Spinoza), aborde cette fois le TraitĂ© politique. Une solide introduction souligne que « la prĂ©sence constante de la pratique dans la thĂ©orie obĂ©it probablement Ă  l’influence, dĂ©terminante dans cette Ɠuvre ultime, de Machiavel ». Elle analyse les relations entre le TTP et le TP et rappelle que « Spinoza a pu expĂ©rimenter en direct l’échec du projet politique implicite dans son premier TraitĂ© ». Il fallait donc laisser de cĂŽtĂ© l’utopie de la dĂ©mocratie comme rĂ©gime naturel qui, dĂ©jĂ  dans le TTP, Ă©tait en tension avec le rĂ©alisme politique, et s’appuyer dĂ©sormais sur l’expĂ©rience effective des Politici pour penser l’ordre de la CitĂ© sous la perspective des deux grands axes constituĂ©s par l’imperium et la multitudo. Une telle analyse permet d’ailleurs de penser la dĂ©mocratie rĂ©elle, « comme principe ontologique transversal Ă  tous les rĂ©gimes » ; quant Ă  constituer une dĂ©mocratie comme rĂ©gime effectif elle-mĂȘme, qui inclurait Ă  la limite tous les citoyens, sans ĂȘtre impossible, cela apparaĂźt, pour reprendre les derniers mots de l’Éthique, comme « une tĂąche aussi difficile que rare ».
Le texte choisi comme rĂ©fĂ©rence est celui qu’avait publiĂ© Gebhardt, modifiĂ© parfois selon les lectures de Proietti et Cristofolini. Les mots-clefs sont rendus par des termes proches, sans complication inutile (cf. note p. 56-57 sur bediencia pour obsequium) : estado (imperium), estado civil (status civilis), estado de naturaleza (status naturalis), estĂĄ sometido al derecho ajeno ou vive conforme al derecho propio (est alterius juris ou est sui juris), derechos comunes (jura comunia), pecado (peccatum), sociedad (civitas). Certains de ces choix s’appuient d’ailleurs sur les Ă©tudes terminologiques des historiens du droit ou des institutions (y compris le Vocabulaire des institutions indo-europĂ©ennes de Benveniste).
L’annotation sobre indique les rĂ©fĂ©rences aux auteurs latins (Ovide, CicĂ©ron, Tacite) ainsi qu’à des modernes comme Machiavel et Antonio Perez. La note de la p. 145 souligne le passage de la religion du TTP Ă  la religion civile des chapitres sur le rĂ©gime aristocratique, analogue Ă  ce que Varron (citĂ© par Augustin) ou Machiavel dĂ©couvrent dans la RĂ©publique romaine. D’autres notes apportent d’utiles prĂ©cisions historiques (sur l’exĂ©cution du doge Marino Falieri, p. 131, sur l’inspiration machiavĂ©lienne chez de La Court, p. 136), et plus gĂ©nĂ©ralement sur le modĂšle vĂ©nitien des chapitres consacrĂ©s Ă  l’aristocratie. L’ensemble montre bien Ă  quel point Rome, Venise et les Provinces-Unies sont massivement prĂ©sentes dans le TraitĂ©, comme elles l’étaient sans doute dans l’horizon d’attente des cercles de lecteurs spinoziens.

Pierre-François Moreau

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Pour citer cet article : Baruj Spinoza, Tratado político, edición de Juan D. Sånchez Estop, Madrid, Trotta, 171 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Diego TatiĂĄn, La filosofĂ­a y la vida, San Martin, UNSAM edita, 242 p.

Ces douze leçons constituent non un exposĂ© du systĂšme, mais un libre parcours dans ses mĂ©andres et leurs rĂ©sonances culturelles. La vie et l’Ɠuvre de Spinoza, comme le contexte et la rĂ©ception du spinozisme, sont Ă©troitement liĂ©es, en effet, Ă  beaucoup de strates de notre histoire et de notre sensibilitĂ©, et leur exploration commune est peut-ĂȘtre un moyen de questionner l’expĂ©rience de chacun. Elle passe, selon une mĂ©taphore empruntĂ©e Ă  l’optique, par six « courbures » convexes – nĂ©gatives : l’excommunication, l’expĂ©rience (c’est-Ă -dire surtout celle de l’infortune), la haine, la servitude, la servitude volontaire, la superstition ; et six « courbures » concaves – Ă©mancipatrices : la prudence, la politique, l’amitiĂ©, le matĂ©rialisme de la rencontre, la communautĂ©, et enfin ars sive ethica.
La leçon sur l’excommunication envisage bien les dix explications possibles du herem, des plus vraisemblables aux moins assurĂ©es ; mais surtout, elle s’interroge sur les dimensions qui en sont proches dans beaucoup de vies humaines : l’exclusion, l’exil, la proscription, l’annihilation
 Un invariant dont on retrouve des instances chez Ovide ou Mandelstam. De mĂȘme, l’expĂ©rience de l’infortune et de la vacuitĂ© dĂ©crite au dĂ©but du TraitĂ© de la rĂ©forme de l’entendement prend une autre portĂ©e une fois rapprochĂ©e de la mĂ©taphore du « naufrage avec spectateur » dont Blumenberg a suivi la trace tout au long de l’histoire ; et la rĂ©flexion sur la servitude renvoie Ă  la fois Ă  la longue sĂ©rie des « justifications » philosophiques de l’esclavage et de la hiĂ©rarchie des races, et Ă  la servitude Ă©thique de l’akrasia. C’est tout un monde de nĂ©gativitĂ© qui s’inscrit ainsi dans les connexions des passions tristes et la gĂ©omĂ©trie spinozienne s’enracine dans le terreau de la souffrance humaine et de ses multiples formes. Quant aux Ă©tapes de la libĂ©ration, elles aussi trouvent des rĂ©sonances et des consonances dans la culture de Spinoza comme dans la nĂŽtre : chez les humanistes italiens et espagnols pour la prudence, chez Machiavel pour la politique, dans les liens paradoxaux entre Blanchot et Foucault pour la rencontre

Il faut faire un sort particulier Ă  la derniĂšre leçon, oĂč l’esthĂ©tique est pensĂ©e comme expression des lois des corps. Loin de toute pensĂ©e idĂ©aliste et normative du Beau, et sur un autre terrain que la discipline qui se constituera entre Baumgarten, Winckelmann, Lessing et Kant, on voit Spinoza appuyer sur les significations du mot ars une mĂ©ditation sur « l’expression de la puissance productive du corps », Ă  mĂȘme la vie et les activitĂ©s quotidiennes. Diego TatĂ­an discute les thĂšses de Filippo Mignini et de Jean-Clet Martin, il aurait pu citer aussi le livre d’Adrien Klajnman, MĂ©thode et art de penser chez Spinoza. En tout cas, on a lĂ  une tentative de prendre au sĂ©rieux ce que pourrait ĂȘtre une analyse matĂ©rialiste de l’art dans le sillage du spinozisme.

Pierre-François Moreau

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Pour citer cet article : Diego Tatiån, La filosofía y la vida, San Martin, UNSAM edita, 242 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Baruch Spinoza, Etica, introduzione, traduzione e commento di Alberto Tettamanti, Roma Armando editore, 895 p.

Alberto Tettamanti prĂ©sente sobrement son travail dans une solide introduction oĂč il rappelle les Ă©tapes de la composition, maintenant bien connues, avec le passage de trois Ă  cinq parties et l’interruption imposĂ©e par la rĂ©daction du TTP ; il analyse le contenu de chaque partie et explique ce qu’est l’ordre gĂ©omĂ©trique ; il insiste sur l’inutilitĂ© de caractĂ©risations trop gĂ©nĂ©rales comme « monisme », « athĂ©isme », « acosmisme » et sur le fait que « la seule voie d’accĂšs Ă  cette philosophie est celle qui passe par la comprĂ©hension “adĂ©quate” du texte » – autrement dit :
avant d’interprĂ©ter la pensĂ©e de Spinoza d’une façon ou d’une autre, il faut s’efforcer de savoir ce qu’il a dit effectivement, et la seule façon pour le faire est de lire et de chercher Ă  comprendre le texte selon l’ordre et l’enchaĂźnement des propositions, comme le faisaient les membres du cercle spinozien d’Amsterdam qui, comme nous le savons par Simon de Vries, lisaient Ă  tour de rĂŽle une proposition et en donnaient une explication selon leur capacitĂ©.
Surtout, l’introduction nous livre les principes suivis dans la traduction (effectuĂ©e Ă  partir de l’édition Gebhardt). Les termes techniques « doivent ĂȘtre traduits littĂ©ralement et de maniĂšre univoque, parce que Spinoza les entend en une acception unique ». C’est le cas par exemple de acquiescentia (soddisfazione), affectio (affezione), (affetto), conatus (sforzo), modus (modo). Cette fidĂ©litĂ© s’applique aussi aux termes ou expressions-outils qui « permettent de dĂ©finir des concepts ou d’en prĂ©ciser la signification », comme nihil aliud quam, seu/sive, quatenus
 eatenus. Certains termes sont pris par Spinoza dans un sens Ă©loignĂ© de leur usage commun (et on comprend alors que, sans doute, « littĂ©ralement » devait se comprendre comme : conforme Ă  l’usage commun) ; ceux-lĂ  demandent une traduction spĂ©cifique : ce serait le cas de desiderium, impossible Ă  traduire par « dĂ©sir » : rimpianto doit alors remplacer desiderio (on pourrait faire remarquer qu’il a parfois l’un de ces sens et parfois l’autre). Les choix sont souvent explicitĂ©s en note, par comparaison avec les traductions italiennes antĂ©rieures : conatus et conatur (note 132), cupiditas (cupiditĂ  et non desiderio, note 135), veneratio (rispetto, et non venerazione, note 180), humilitas (humiltĂ , en prĂ©cisant qu’il ne faut pas l’entendre dans le sens chrĂ©tien). Il s’agit donc d’une traduction conceptuellement rĂ©flĂ©chie ; mais peut-ĂȘtre aurait-il Ă©tĂ© utile de placer Ă  la fin du volume un glossaire rassemblant tous ces choix.
Le commentaire, curieusement mĂȘlĂ© Ă  la traduction (avant et aprĂšs les blocs de dĂ©finitions et propositions, rĂ©unis en sections) vise essentiellement Ă  Ă©clairer la logique du texte. Il s’attache nĂ©anmoins parfois Ă  Ă©lucider le rapport Ă  Descartes (sur la cause de soi, sur la distinction de l’ñme et du corps, sur le statut de la volontĂ©, etc.), Ă  indiquer la relation avec le reste de l’Ɠuvre (principalement Principia et correspondance), Ă  prĂ©ciser un rapprochement textuel (avec CicĂ©ron et SĂ©nĂšque pour les motifs stoĂŻciens de la IVe Partie, avec Platon et CicĂ©ron pour la formule finale « aussi difficile que rare »). Il ne s’interdit pas, parfois, l’évocation rapide de philosophies ultĂ©rieures : il cite Schopenhauer sur la nomination de la substance unique par le terme Dieu et rappelle une page du CrĂ©puscule des idoles oĂč Nietzsche semble s’approcher de la pensĂ©e spinoziste.

Pierre-François Moreau

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Pour citer cet article : Baruch Spinoza, Etica, introduzione, traduzione e commento di Alberto Tettamanti, Roma Armando editore, 895 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Tracie Matysik, When Spinoza met Marx. Experiments in Nonhumanist Activity, Chicago, The University of Chicago Press, 368 p.

Le jeune Marx, au sortir de sa thĂšse sur DĂ©mocrite et Épicure, recopie quarante-quatre pages du TraitĂ© thĂ©ologico-politique (ainsi que de la correspondance). Il n’y ajoute pas un mot de commentaire, mais recompose le texte en redistribuant selon une autre logique les passages qu’il reproduit. Ce faisant, il aboutit en quelque sorte Ă  un autre ouvrage, comme l’avait montrĂ© Alexandre Matheron lorsque nous avions publiĂ© une traduction de ces extraits en 1977, dans le premier numĂ©ro des Cahiers Spinoza. Un autre ouvrage, c’est-Ă -dire un manifeste jeune-hĂ©gĂ©lien. Par la suite Marx n’écrira ni livre ni article sur Spinoza, mais des citations apparaĂźtront çà et lĂ  dans ses Ɠuvres, souvent en des points nodaux ; et il reste, au-delĂ  des citations, Ă  Ă©valuer ce que pourrait ĂȘtre une confrontation des deux pensĂ©es.
Tout cela est maintenant bien connu des spinozistes. Mais Tracie Matysik rappelle que le cas de Marx est loin d’ĂȘtre isolĂ© : tout le XIXe siĂšcle est parcouru de rencontres entre des penseurs socialistes et rĂ©volutionnaires et le spinozisme. Elle souligne qu’a priori la convergence n’était pourtant pas Ă©vidente entre une doctrine dĂ©terministe et un appel Ă  changer le monde (donc impliquant, semble-t-il, une part de tĂ©lĂ©ologie). Pourtant, le fait est lĂ  : Feuerbach, Heine, Moses Hess, le romancier Berthold Auerbach (qui traduisit les ƒuvres de Spinoza et en fit aussi un hĂ©ros de roman) comme Jakob Stern (rabbin puis militant social-dĂ©mocrate, qui lui aussi traduisit l’Éthique et rĂ©digea une « prĂ©sentation populaire » du spinozisme) – autant de vies et d’Ɠuvres oĂč une certaine rĂ©ception du philosophe nĂ©erlandais se glisse dans des revendications libĂ©rales, dĂ©mocratiques puis franchement rĂ©volutionnaires. Le plus Ă©tonnant est peut-ĂȘtre Johann Jacoby, sans doute moins connu des lecteurs français, mais personnage fascinant, adversaire rĂ©solu de la Prusse de FrĂ©dĂ©ric-Guillaume IV, puis de celle de Bismarck, se confrontant Ă  Spinoza en prison, et surtout initiant une lecture de celui-ci qui marquera durablement la seconde moitiĂ© du siĂšcle : celle d’un « monisme » non rĂ©ductible Ă  celui de Haeckel, qui inscrit la pensĂ©e de l’Éthique dans le contexte du naturalisme scientiste – qu’il allie Ă  une conception de plus en plus radicale de la dĂ©mocratie.
On ne s’étonnera pas de voir le dernier chapitre traiter de Plekhanov, dans la mesure oĂč ce dernier, exilĂ© en Suisse, aborde Spinoza, entre autres, Ă  l’occasion du dĂ©bat intĂ©rieur Ă  la social-dĂ©mocratie autour du rĂ©visionnisme de Bernstein : on est donc encore en climat germanique, mĂȘme si la querelle en dĂ©passe vite les frontiĂšres. Plekhanov, qui avait cherchĂ© d’abord un appui dans la tradition matĂ©rialiste des LumiĂšres, plutĂŽt que dans celle du XIXe siĂšcle (BĂŒchner et alii), trouve un soubassement thĂ©orique chez un Spinoza lu de façon matĂ©rialiste (mais un matĂ©rialisme oĂč, plutĂŽt que de produire l’esprit, le monde physique exprime avec lui un mĂȘme dynamisme).
Reste Ă  chercher, outre les itinĂ©raires singuliers, ce qui a pu rendre possible cette connexion massive, dont on a soulignĂ© qu’elle n’allait peut-ĂȘtre pas de soi Ă  premiĂšre vue. La rĂ©ponse, selon Tracie Matysik, tient Ă  la rĂ©flexion marxienne sur la notion d’activitĂ©. Elle montre comment celle-ci consonne avec une interprĂ©tation du spinozisme qui met l’accent sur la place que la causalitĂ© assigne Ă  la libertĂ© des hommes : dĂšs ses notes de 1841, Marx choisit les passages du TTP qui insistent sur l’action humaine – Ă  une Ă©poque oĂč il s’interroge sur la façon dont les ĂȘtres humains existent dans la Nature, sont dĂ©terminĂ©s par elle et malgrĂ© cela (ou Ă  cause de cela) ont la libertĂ© de construire les circonstances oĂč ils vivent. Cette interrogation se dĂ©veloppe et se prĂ©cise Ă  travers les critiques faites Ă  Hegel, Ă  Bauer, Ă  Feuerbach. On notera en particulier une lecture novatrice de l’IdĂ©ologie allemande, qui montre comment une lecture non tĂ©lĂ©ologique de la notion de substance (qui rĂ©apparaĂźtra dans Le Capital) fournit les Ă©lĂ©ments pour penser les rapports entre histoire et nature sans abstraction spĂ©culative.
Ce livre, par sa connaissance des milieux et son analyse solide des textes, reprĂ©sente Ă  la fois un apport majeur Ă  l’histoire du spinozisme et une contribution convaincante Ă  la rĂ©flexion sur l’anthropologie spinoziste.

Pierre-François Moreau

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Pour citer cet article : Tracie Matysik, When Spinoza met Marx. Experiments in Nonhumanist Activity, Chicago, The University of Chicago Press, 368 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Philippe CAUCHEPIN : Quatre enquĂȘtes pour comprendre Spinoza, Paris, L’Harmattan, 231 p.

La premiĂšre et la plus longue de ces Ă©tudes est consacrĂ©e Ă  la « connaissance intuitive de Dieu » – une expression qui n’apparaĂźt qu’une seule fois dans le corpus spinoziste (E IV, App. 4) ; et pourtant cet hapax dĂ©signe « l’unique et certaine voie d’accĂšs au salut ». Pour en Ă©lucider le sens et la portĂ©e, P. Cauchepin procĂšde mĂ©thodiquement, en s’attachant aux traits significatifs portĂ©s par chacun de ces termes, en Ă©cartant minutieusement les interprĂ©tations trop rapides, en explorant les termes voisins, pour en arriver Ă  la conclusion : « le spinozisme est un eudĂ©monisme » – mais Ă  condition de comprendre que la recherche du bonheur, qu’il soit individuel ou collectif, n’a de sens qu’à s’ouvrir sur l’universel « que sont les lois de la nature et [
] les vĂ©ritĂ©s qu’elles recĂšlent ».

Ce nouage du conceptuel et du souci Ă©thique perdure dans les chapitres suivant, à propos de la « dĂ©mythologisation » (de l’Écriture sainte comme de la mĂ©taphysique) ; Ă  propos de l’analyse du corps, y compris dans son rapport aux passions et Ă  la stratĂ©gie Ă©thique : contre la tradition millĂ©naire d’opposition entre corps et esprit, « le corps contribue par son activitĂ© Ă  l’acquisition d’une certaine libertĂ© Ă  l’égard de la pression des causes extĂ©rieures » ; Ă  propos enfin de la concorde (sur les textes Ă©nigmatiques qui abordent l’unanimitĂ©, voire la fusion des esprits) : contre l’« élitisme » que certains croient lire dans les derniĂšres pages de l’Éthique, il faut rappeler que tous les hommes sont ontologiquement semblables.

C’est peut-ĂȘtre dans le soin de rendre compte de la rĂ©alitĂ© concrĂšte, naturelle et humaine, Ă  travers la prĂ©cision de la lecture, que rĂ©side l’originalitĂ© de ce livre. On pourrait contester telle ou telle de ses positions, mais on doit reconnaĂźtre la constance de la dĂ©marche. C’est dans cette perspective qu’il faut lire ses derniĂšres phrases : « seul le troisiĂšme genre de connaissance, le meilleur qui soit, a la puissance de nous faire percevoir comprendre et aimer les hommes dans leur “essence singuliĂšre”. Seul il a la puissance de nous les faire aimer dans leur rĂ©alitĂ© ontologique, et cela quels que soient les jugements moraux et politiques que nous pouvons et devons porter sur eux et sur leurs actes ».

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Philippe Cauchepin : Quatre enquĂȘtes pour comprendre Spinoza, Paris, L’Harmattan, 231 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-DĂ©cembre 2023, p. 187-216.

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Jean YHEE : KonfliktfÀhig. Die politische Streitkultur in Nietzsches Spinoza-Rezeption, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 309 p.

L’ouvrage part du problĂšme de l’ambivalence de Nietzsche Ă  l’égard de Spinoza, problĂšme qui en implique un autre : au-delĂ  des jugements fluctuants de Nietzsche, il est aussi question de la proximitĂ© et de la tension entre les deux philosophies elles-mĂȘmes. L’auteur considĂšre que les apprĂ©ciations portĂ©es durant tout son itinĂ©raire par l’auteur du Gai Savoir sur celui de l’Éthique, loin d’ĂȘtre anecdotiques, rĂ©vĂšlent aussi son rapport plus profond Ă  l’édification de sa propre pensĂ©e. Il prend ainsi ses distances avec les plus importants parmi les commentateurs rĂ©cents : Deleuze (qui a tendance Ă  surĂ©valuer l’homogĂ©nĂ©itĂ© entre les deux philosophies), Wurzer (qui, lui, note bien cette ambivalence, mais rapporte le conflit possible principalement Ă  l’ignorance ou Ă  l’incomprĂ©hension de Nietzsche Ă  l’égard de Spinoza), Gawoll (qui explique l’ambivalence apparente par la diffĂ©rence entre Ă©crits exotĂ©riques – oĂč Nietzsche critiquerait Spinoza – et Ă©sotĂ©riques – les fragments et carnets oĂč il marquerait au contraire leur proximitĂ©), enfin Brobjer (qui pense rĂ©soudre le problĂšme de façon radicale en affirmant que Nietzsche n’a jamais lu Spinoza : la connaissance qu’il en a viendrait uniquement de la littĂ©rature secondaire et notamment de Kuno Fischer).

Jean Yhee reconstruit minutieusement la chronologie et les contextes de lecture. Il s’attache Ă  repĂ©rer les indices qui font voir que Nietzsche a pu lire Spinoza directement ; qu’il a Ă©tĂ© en constant dialogue intellectuel avec lui – y compris dans la pĂ©riode 1881-1885 oĂč les commentateurs croient voir un silence de cette relation ; et surtout que sa rĂ©ception ne porte pas uniquement sur la mĂ©taphysique ou sur les relations conatus/volontĂ© de puissance, mais concerne aussi la politique. Il entend sur ce point montrer la portĂ©e actuelle de leur dĂ©bat, comme iI le souligne d’ailleurs dans son introduction : Spinoza, reprĂ©sentant de l’ « AufklĂ€rung radicale » a dĂ©fendu la dĂ©mocratie comme forme idĂ©ale pour la coexistence harmonieuse entre les hommes. Nietzsche est le plus vigoureux critique de la dĂ©mocratie dans la modernitĂ©. Il s’agit lĂ  non de la banale opposition de deux dispositions singuliĂšres, mais de positions philosophiques fondamentales concernant la capacitĂ© de conflit individuelle de l’ĂȘtre humain et la façon de rĂ©soudre ces contradictions interhumaines.

Chacune des citations et allusions est analysĂ©e, Ă  sa place, dans cette perspective, et les thĂšmes rĂ©currents prennent alors une autre dimension. Ainsi, les tirades sur le masque et la solitude, que l’on interprĂšte souvent comme un reproche adressĂ© par Nietzsche Ă  Spinoza, alors qu’en fait on est ici au plus prĂšs de leur accord : dans le monde de la massification et du nihilisme, le vrai penseur doit savoir s’isoler pour prĂ©server l’originalitĂ© et la force de son message. Au total, Spinoza reprĂ©sente ainsi pour Nietzsche l’image dans un miroir, mais une image renversĂ©e qui rĂ©oriente la pensĂ©e dans une autre direction. Les supposĂ©es (et rĂ©elles) transformations de son jugement sur son « prĂ©dĂ©cesseur » (« Ich habe einen VorgĂ€nger und was fĂŒr einen ! » Ă©crit-il Ă  Overbeck) sont autant d’efforts pour maĂźtriser la tension interne de sa propre Ă©volution.

On doit noter, comme un signe et une condition de la rigueur nĂ©cessaire Ă  une authentique histoire de la philosophie, le souci philologique extrĂȘme manifestĂ© par cette recherche, comme en tĂ©moignent les nombreuses reproductions de pages manuscrites et leurs commentaires. On remarquera aussi par exemple, l’analyse de la rĂ©fĂ©rence au morsus conscientiae, preuve de l’autonomie de Nietzsche Ă  l’égard de Fischer, et tout ce qui est consacrĂ© au Chaos sive Natura. Eu Ă©gard Ă  un tel souci de prĂ©cision et d’exactitude textuelles, il n’en est que plus regrettable que les rares fois oĂč un texte est citĂ© en français (dans une bibliographie par ailleurs uniquement allemande et anglo-saxonne, Ă  deux exceptions prĂšs, Deleuze et Kofman), cette langue soit Ă©corchĂ©e dans presque chaque phrase.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Jean Yhee : KonfliktfÀhig. Die politische Streitkultur in Nietzsches Spinoza-Rezeption, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 309 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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SPINOZA, Éthique, Ă©dition annotĂ©e et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p.

Nous traiterons successivement des questions textuelles, de l’annotation et de la traduction.

I. Qui traduit s’interroge forcĂ©ment sur la justesse des leçons du texte source. C’est ainsi que les traducteurs des ouvrages de Spinoza ont beaucoup contribuĂ© Ă  la philologie spinozienne. Leur travail reste pourtant bien distinct de celui des Ă©diteurs qui Ă©tablissent un texte dans sa langue originale. Le collectif (sous la direction de Maxime Rovere) qui a produit cette remarquable publication de l’Éthique, et de belle prĂ©sentation typographique, offre une traduction, non seulement de cet ouvrage, mais Ă©galement (en annexe) de la dissertation de Louis Meyer, ainsi qu’un ample commentaire en regard. Un certain nombre de ces annotations traitent de problĂšmes textuels. C’est une addition bienvenue aux Ă©tudes spinoziennes, mais cela ne constitue pas une Ă©dition au sens propre. Sur ce point, la prĂ©sentation du livre est trompeuse. Sur la couverture, nous lisons « édition annotĂ©e et traduite  », Ă  la page de titre « édition et traduction de Maxime Rovere ». On a alors l’impression qu’il s’agit d’une Ă©dition du texte latin, accompagnĂ©e de notes et d’une traduction. Cette impression est encore renforcĂ©e quand on arrive au paragraphe intitulĂ© « Note sur cette Ă©dition », qui commence ainsi : « Cette Ă©dition est Ă©tablie d’aprĂšs le texte latin des Opera posthuma de 1677 en tenant compte des variantes de la version nĂ©erlandaise (Nagelate Schriften), du manuscrit du Vatican (V) et des Ă©ditions du texte latin par Paolo Cristofolini en 2014 (Edizioni ETS), puis par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers en 2020 (PUF). » Cette dĂ©claration pose des problĂšmes.

1) En matiĂšre textologique le terme technique « établissement du texte » est rĂ©servĂ© pour le processus philologique qui constitue un texte critique (constitutio textus). Ce que nous avons devant nous, pourtant, est une traduction française pourvue d’une abondante annotation, et non pas une Ă©dition.

2) Pris au pied de la lettre, l’énoncĂ© « d’aprĂšs le texte latin des Opera posthuma » laisse entendre que l’Ethica telle qu’elle se trouve dans les OP fonctionne comme texte de base, c’est-Ă -dire que, sauf exceptions, la traduction rend les termes des OP. On attendrait alors que les exceptions soient traitĂ©es dans les notes, mais lĂ  les questions textuelles ne reçoivent que peu d’attention.

3) Comment interprĂ©ter les mots « en tenant compte des variantes
 et des Ă©ditions » ? LĂ  aussi les notes sont silencieuses dans la plupart des cas. En outre, parmi les sources et Ă©ditions mentionnĂ©es ici, on ne trouve pas de rĂ©fĂ©rence aux autres Ă©ditions (comme Van Vloten et Land, Appuhn, Gebhardt) dont la traduction s’est servie.

Pour clarifier la pertinence de ces points il conviendra de donner quelques exemples.

a) Dans la proposition 30 de la premiĂšre partie et sa dĂ©monstration, notre Ă©dition (Akkerman, Steenbakkers, Moreau, 2020) propose d’adopter une leçon de V (manuscrit du Vatican), au lieu de celle des OP. Rovere paraĂźt s’y ranger ; Ă  la p. 135, il traduit la proposition 30 : « Un intellect en acte, fini ou infini ». Ainsi l’expression actu dĂ©termine bien intellectus, et non pas (in)finitus, comme dans les OP. Dans la dĂ©monstration, en revanche, il retient la leçon (rejetĂ©e par nous) des OP : « un intellect, fini en acte ou infini en acte ». Il n’y a pas de note pour expliquer cette ambiguĂŻtĂ©.

b) Dans la dĂ©monstration de la proposition 11 de la deuxiĂšme partie (p. 207), Rovere traduit une conjecture (le renvoi par le mĂȘme axiome de cette partie) qui ne se trouve que dans l’édition de Van Vloten et Land (et qui fut adoptĂ©e par Appuhn et Gentile). LĂ  encore, pas de note.

c) À la p. 721, Rovere cite notre Ă©dition (ici et ailleurs nommĂ©e Ă  tort « Moreau 2020 »), mais sa traduction de la proposition 66 de la quatriĂšme partie, ainsi que sa note 646, montrent que le problĂšme textuel et sa solution lui ont Ă©chappĂ©. Ce qu’il Ă©crit n’est ni la leçon des OP, ni celles des NS, V ou notre Ă©dition, mais une conjecture fausse de Land, suivi par Gebhardt (qu’il ne mentionne pas).

d) La note 165 (p. 188) explique pourquoi ici la leçon du manuscrit V est prĂ©fĂ©rable « Nous restaurons le pluriel, conformĂ©ment Ă  l’esprit de cette Ă©dition (voir prĂ©sentation, p. 13). » Mais en fait la traduction est un bric-Ă -brac plutĂŽt qu’une restauration : « Je supplie ceux qui me lisent » ne rend ni le texte de V (qui porte Vos rogare volo) ni celui des OP (Lectorem rogo). La raison serait que le pluriel montre plus clairement le travail collectif (raison invoquĂ©e Ă©galement à la p. 284, note 241). Est-ce un argument pour laisser tomber ce qu’il assume comme son texte de base ? AprĂšs tout, la dĂ©cision, prise par les Ă©diteurs des OP, d’adapter le texte provient du mĂȘme collectif, qui a publiĂ© les OP Ă  la priĂšre de Spinoza et selon ses instructions.

e) Dans la note 91 (p. 118), Rovere propose une Ă©mendation du texte latin : « L’édition des OP comporte ici une erreur
 Il faut remplacer ici determinatur par terminatur, pour que la citation soit conforme au texte qu’elle cite. » Cela ne corrige pourtant pas les OP, mais le philosophe lui-mĂȘme : Spinoza avait Ă©crit terminari et terminatur dans la dĂ©finition 2, mais il y renvoie en Ă©crivant determinetur (leçon confirmĂ©e par le  manuscrit V). Pour Spinoza, qui d’ailleurs ne se soucie pas de la constance littĂ©rale, les deux mots sont Ă©quivalents dans ce contexte.

En tout cas, un point fort de cette version est qu’elle rompt avec la fĂącheuse pratique, entamĂ©e par Gebhardt il y a un siĂšcle, d’intĂ©grer les variantes des NS dans le texte latin.

II. « Pourquoi tant de notes ? » : la question est posĂ©e explicitement dans la PrĂ©sentation (p. 25). Voici la rĂ©ponse : « Pour faire en sorte [que] 
 lectrices et lecteurs, savants ou non, disposent d’amis informĂ©s vers qui se tourner. » Toutefois, mĂȘme les meilleurs amis peuvent parfois devenir bavards. DĂ©jĂ  la seule abondance des 798 notes risque d’assourdir la voix du philosophe. Les contributions des six commentateurs (Filip Buyse, Russ Leo, Giovanni Licata, Frank Mertens, Maxime Rovere et Stephen Zylstra) sont pour une bonne part informatives et utiles, mais pas toujours indispensables. Il y en a qui sont prĂ©cieuses (notamment les notes sur le cercle de Spinoza, le cadre historique, l’ascendance des termes, l’ordre gĂ©omĂ©trique), il y en a d’autres qui aboutissent Ă  un Ă©chec. Malheureusement, c’est dans la derniĂšre catĂ©gorie que se situent un certain nombre de notes textuelles. La note 250 (p. 290) en est un exemple : le traducteur qualifie l’adverbe mutilate (« de façon mutilĂ©e ») de « spectaculaire barbarisme latin », jusqu’ici ignorĂ©, « masquĂ© par la pudeur des traducteurs ». En fait, l’adverbe figure trois fois dans l’Éthique, et le participe passĂ© mutilatus sept fois. Pour Spinoza c’est un terme du systĂšme, conjuguĂ© Ă  confuse-confusus. Le verbe mutilare et son participe passĂ© se rencontrent chez les auteurs antiques – TĂ©rence, Ovide et Quinte-Curce. Seul un cicĂ©ronianisme raide pourrait les dĂ©conseiller. Il Ă©tait logique d’en tirer un adverbe, comme cela fut le cas Ă  la Renaissance. On sait que Spinoza puise le vocabulaire dont il a besoin dans l’ensemble de l’histoire de la langue, comme l’avait montrĂ© F. Akkerman. L’insistance de la note (« barbarisme criant ») risquerait de laisser planer un doute sur la latinitĂ© de son auteur plutĂŽt que sur celle de Spinoza et de ses amis.

III. La traduction est soucieuse de cohĂ©rence, et l’absence de glossaire final est en partie compensĂ©e par les notes qui justifient parfois les choix concernant les concepts centraux. Intellectus est rendu par « intellect », mens par « esprit », animus par « cƓur » (n. 157), affectio par « modification », affectus par « affect » (n. 311). Pathema animi, vĂ©ritable croix des traducteurs, est laissĂ© en latin, et la longue note (n. 498) qui commente l’expression ne justifie pas ce recul du traducteur. Appetitus est rendu par « aspiration », ce qui est intĂ©ressant, mais est-il sĂ»r qu’« appĂ©tit » soit Ă  exclure parce qu’il suggĂ©rerait une origine « alimentaire et organique » (n. 338) ? On dit bien en français actuel « appĂ©tit de pouvoir ». L’importance de la citation d’Ovide (video meliora proboque
) est soulignĂ©e Ă  juste titre (n. 323), mais pourquoi rendre la seconde partie de la phrase par « se laisser aller au pire », qui suggĂšre une passivitĂ© quasi totale ? L’un des sens de sequor est bien « poursuivre, chercher Ă  atteindre », qui rend mieux les efforts de l’homme pour aller vers son propre malheur.

Fluctuatio animi est traduit par « hĂ©sitation du cƓur » et la note qui l’accompagne prĂ©cise : « Ce terme fournit ainsi un bon exemple de l’écart lexical entre Descartes et Spinoza, et de la nĂ©cessitĂ© de comprendre les termes de l’Éthique selon leur logique propre. En effet, en ramenant sans cesse le latin de Spinoza Ă  la traduction des Passions de l’ñme, on multiplie les faux amis, et l’on suggĂšre la ressemblance de conceptions qui diffĂšrent souvent largement » (n. 353). On ne niera pas la nĂ©cessitĂ© de saisir la « logique propre » du lexique spinozien, ni l’écart conceptuel entre les deux philosophies. Cependant, si Spinoza a choisi de reprendre les termes latins de Desmarets (quand il choisit de les reprendre !), c’est apparemment qu’il a estimĂ© pouvoir exprimer sa pensĂ©e, avec ce qu’elle a Ă  la fois de proche et de diffĂ©rent de celle de Descartes, avec ces termes justement, comme pour marquer le lieu du clivage thĂ©orique ; et le fait qu’il ne le fasse pas toujours (puisqu’il ne reprend pas tous les termes, en introduit d’autres et bouleverse leur Ă©quilibre sĂ©mantique) souligne plus encore le caractĂšre conscient d’une telle stratĂ©gie.

En rĂ©sumĂ©, la traduction de l’Éthique offerte dans ce livre important ne s’appuie pas vraiment sur le texte des OP, et elle ne tient pas suffisamment compte des autres sources ni des travaux philologiques pertinents. Elle prend les leçons qui lui conviennent, et justifie ses choix au hasard. Sur la totalitĂ© du texte, pourtant, les dommages restent limitĂ©s, si bien que cette traduction, en dĂ©pit de tout ce qui a Ă©tĂ© signalĂ© et discutĂ©, constitue un enrichissement trĂšs rĂ©el pour les Ă©tudes spinoziennes.

Pierre-François MOREAU et Piet STEENBAKKERS

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Pour citer cet article : Spinoza, Éthique, Ă©dition annotĂ©e et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-DĂ©cembre 2022, p. 205-230.</p

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Eu JIN CHUA, and Farzaneh HAGHIGHI (ed.), « The Arts of Spinoza + Pacific Spinoza », Interstices: Journal of architecture and related arts. Spinoza special Issue, Aotearoa/ New Zeland, p. 3-89.

Pourquoi consacrer un dossier entier d’une revue d’architecture Ă  un philosophe europĂ©en, Spinoza, de nos jours, en Aotearoa (Nouvelle ZĂ©lande) ? La longue introduction de Eu Jin Chua envisage les diverses objections possibles – issues des registres esthĂ©tique, Ă©cologique, postcolonial, historique
 Ses rĂ©ponses lui donnent l’occasion d’aborder Ă  la fois le contexte culturel, la structure du systĂšme spinoziste et son intĂ©rĂȘt actuel. Le dossier comporte des Ă©tudes (parfois marquĂ©es par la lecture deleuzienne) de Sue Ruddick (« Common notions and composite collaborations: Thinking with Spinoza to design urban infrastructures for human and wild cohabitants »), Michael Le Buffe (« Citizen and state in the philosophy of Spinoza »), Carl Mika (« A Māori reflection on Spinoza’s primordial »), Sean Sturm et Stephen Turner (« To see or be seen? The grounds of a place-based university »), Gökhan Kodalak (« Spinoza’s affective aesthetics: Art and architecture from the viewpoint of life »), Jonathan Lahey Dronsfield (« What reading Spinoza’s Ethics out loud brings to and takes from the text »).

Pierre-François Moreau

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Pour citer cet article : Eu Jin Chua, and Farzaneh Haghighi (ed.), « The Arts of Spinoza + Pacific Spinoza », Interstices: Journal of architecture and related arts. Spinoza special Issue, Aotearoa/ New Zeland, p. 3-89., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p

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Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE, « Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine », LumiÚres, 37/38, p. 7-222.

Les organisateurs du dossier notent que le courant interprĂ©tatif principal, rĂ©cemment renouvelĂ© par « Mogens LĂŠrke dans sa grande Ă©tude Leibniz lecteur de Spinoza » a le plus souvent mis l’accent sur l’opposition entre les deux auteurs. Il s’agit cette fois d’insister sur d’autres stratĂ©gies de rĂ©ception, oĂč l’on a tentĂ© de disqualifier Leibniz en y pointant un spinozisme latent, ou au contraire d’opposer Leibniz Ă  Descartes en compromettant ce dernier par son disciple Spinoza, ou enfin de rĂ©habiliter Spinoza en le rapprochant de Leibniz et Wolff. Ce sont ainsi trois Ă©poques qui sont prises en vue : les LumiĂšres, par François Duchesneau (« SchĂšme leibnizien et spinoziste en conflit : Diderot critique de Maupertuis »), Claire Fauvergue (« La rĂ©ception contrastĂ©e de Leibniz et Spinoza dans l’EncyclopĂ©die de Diderot et d’Alembert »), Guillaume Coissard (« Penser une radicalitĂ© cartĂ©sienne ? Le cas des rĂ©ceptions matĂ©rialistes de Leibniz ») ; le XIXe siĂšcle, par Lucas PĂ©tuaud-LĂ©tang (« Hegel, lecteur de Spinoza et Leibniz »), Arnaud Lalanne (« Foucher de Careil, lecteur et interprĂšte des Ă©crits de Leibniz sur Spinoza »), Romain Hacques (« Spinoza et Leibniz dans la psychopathologie du XIXe siĂšcle »), Mattia Brancato (« Cantor on the notion of infinity in Spinoza and Leibniz ») ; la pĂ©riode contemporaine enfin, par Thomas Detcheverry (« Deleuze lecteur de Spinoza et Leibniz : Ă©thique, puissance et limite »), Mattia Geretto (« Further considerations on the question of Deleuze’s Neo-Leibnizianism »), Fernando Bahr et Griselda Gaiada (« Spinoza, Leibniz, Borges : de la mĂ©taphysique aux Belles-Lettres »).

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE, « Spinoza et Leibniz, réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine », LumiÚres, 37/38, p. 7-222., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p

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Ernst BLOCH, Spinoza. Quatre confĂ©rences, traduit de l’allemand et annotĂ© par Arno MĂŒnster, Éditions Delga, 140 p.

Il suffisait de regarder les index des Ɠuvres d’Ernst Bloch pour deviner la place que tenait Spinoza dans sa culture. En voici une preuve de plus : de 1950 Ă  1956, Bloch professe Ă  Leipzig un cours complet d’histoire de la philosophie, qui ne sera publiĂ© qu’aprĂšs sa mort, par les Ă©ditions Suhrkamp, en 1985 (seule la partie sur Moyen Âge et Renaissance Ă©tait reprise dans le t. XII des ƒuvres complĂštes). Dans ce cours, prĂšs d’une centaine de pages, soit quatre leçons du semestre d’hiver 1955-1956, sont consacrĂ©es Ă  Spinoza, que Bloch considĂšre comme « l’apogĂ©e suprĂȘme du rationalisme » (p. 53). Elles paraissent dans une version d’A. MĂŒnster, depuis longtemps traducteur et interprĂšte de Bloch.

La premiĂšre leçon, sur la vie, le milieu et la rĂ©ception, souffre du fait qu’en ce milieu des annĂ©es 1950, avant la renaissance des Ă©tudes spinozistes, Bloch est encore dĂ©pendant de l’état de la recherche d’avant 1933 (il s’appuie notamment sur Altkirch) ; par exemple, outre quelques inexactitudes d’ailleurs sans importance, il croit encore Ă  la fable de l’influence de la kabbale sur le spinozisme. Mais il souligne avec perspicacitĂ© deux traits essentiels : que Spinoza n’est pas un isolĂ© (« sa vie entiĂšrement consacrĂ©e Ă  la science n’était pas indiffĂ©rente au monde qui l’entourait, bien au contraire », p. 47) ; et que sa philosophie s’inscrit dans une tradition philologique qui remonte Ă  Ibn Ezra (et lĂ , ce n’est pas une lĂ©gende). Dans la deuxiĂšme leçon, consacrĂ©e Ă  la mĂ©thode, dans la troisiĂšme (l’Éthique) et la quatriĂšme (la politique), on dĂ©couvre en permanence, Ă  cĂŽtĂ© de Bruno, une rĂ©fĂ©rence clef : l’Ɠuvre de Goethe et notamment le Faust, qui apparaĂźt comme l’illustration et la mise en Ɠuvre du « panthĂ©isme ». Et Bloch indique, par-delĂ  les hĂ©ritages et les dĂ©nonciations, les figures qui font Ă©cho Ă  Spinoza : Lessing, Vico, Marx ; il conclut en montrant en quoi on peut rattacher cette doctrine au matĂ©rialisme, selon la dĂ©finition d’Engels : « explicitation du monde par lui-mĂȘme ou bien comprĂ©hension de la nature sans ingrĂ©dients Ă©trangers » (p. 118).

La prĂ©face du traducteur est sympathique par l’enthousiasme qu’il montre pour les deux auteurs ; on regrettera cependant quelques approximations, comme dans la bibliographie, pourtant plus Ă©vitables aujourd’hui qu’en 1956.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Ernst BLOCH, Spinoza. Quatre confĂ©rences, traduit de l’allemand et annotĂ© par Arno MĂŒnster, Éditions Delga, 140 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-DĂ©cembre 2022, p. 205-230.</p

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Spinoza, Éthique, Ă©dition annotĂ©e et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p.

Nous traiterons successivement des questions textuelles, de l’annotation et de la traduction.

I. Qui traduit s’interroge forcĂ©ment sur la justesse des leçons du texte source. C’est ainsi que les traducteurs des ouvrages de Spinoza ont beaucoup contribuĂ© Ă  la philologie spinozienne. Leur travail reste pourtant bien distinct de celui des Ă©diteurs qui Ă©tablissent un texte dans sa langue originale. Le collectif (sous la direction de Maxime Rovere) qui a produit cette remarquable publication de l’Éthique, et de belle prĂ©sentation typographique, offre une traduction, non seulement de cet ouvrage, mais Ă©galement (en annexe) de la dissertation de Louis Meyer, ainsi qu’un ample commentaire en regard. Un certain nombre de ces annotations traitent de problĂšmes textuels. C’est une addition bienvenue aux Ă©tudes spinoziennes, mais cela ne constitue pas une Ă©dition au sens propre. Sur ce point, la prĂ©sentation du livre est trompeuse. Sur la couverture, nous lisons « édition annotĂ©e et traduite  », Ă  la page de titre « édition et traduction de Maxime Rovere ». On a alors l’impression qu’il s’agit d’une Ă©dition du texte latin, accompagnĂ©e de notes et d’une traduction. Cette impression est encore renforcĂ©e quand on arrive au paragraphe intitulĂ© « Note sur cette Ă©dition », qui commence ainsi : « Cette Ă©dition est Ă©tablie d’aprĂšs le texte latin des Opera posthuma de 1677 en tenant compte des variantes de la version nĂ©erlandaise (Nagelate Schriften), du manuscrit du Vatican (V) et des Ă©ditions du texte latin par Paolo Cristofolini en 2014 (Edizioni ETS), puis par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers en 2020 (PUF). » Cette dĂ©claration pose des problĂšmes.

1) En matiĂšre textologique le terme technique « établissement du texte » est rĂ©servĂ© pour le processus philologique qui constitue un texte critique (constitutio textus). Ce que nous avons devant nous, pourtant, est une traduction française pourvue d’une abondante annotation, et non pas une Ă©dition.

2) Pris au pied de la lettre, l’énoncĂ© « d’aprĂšs le texte latin des Opera posthuma » laisse entendre que l’Ethica telle qu’elle se trouve dans les OP fonctionne comme texte de base, c’est-Ă -dire que, sauf exceptions, la traduction rend les termes des OP. On attendrait alors que les exceptions soient traitĂ©es dans les notes, mais lĂ  les questions textuelles ne reçoivent que peu d’attention.

3) Comment interprĂ©ter les mots « en tenant compte des variantes
 et des Ă©ditions » ? LĂ  aussi les notes sont silencieuses dans la plupart des cas. En outre, parmi les sources et Ă©ditions mentionnĂ©es ici, on ne trouve pas de rĂ©fĂ©rence aux autres Ă©ditions (comme Van Vloten et Land, Appuhn, Gebhardt) dont la traduction s’est servie.

Pour clarifier la pertinence de ces points il conviendra de donner quelques exemples.

a) Dans la proposition 30 de la premiĂšre partie et sa dĂ©monstration, notre Ă©dition (Akkerman, Steenbakkers, Moreau, 2020) propose d’adopter une leçon de V (manuscrit du Vatican), au lieu de celle des OP. Rovere paraĂźt s’y ranger ; Ă  la p. 135, il traduit la proposition 30 : « Un intellect en acte, fini ou infini ». Ainsi l’expression actu dĂ©termine bien intellectus, et non pas (in)finitus, comme dans les OP. Dans la dĂ©monstration, en revanche, il retient la leçon (rejetĂ©e par nous) des OP : « un intellect, fini en acte ou infini en acte ». Il n’y a pas de note pour expliquer cette ambiguĂŻtĂ©.

b) Dans la dĂ©monstration de la proposition 11 de la deuxiĂšme partie (p. 207), Rovere traduit une conjecture (le renvoi par le mĂȘme axiome de cette partie) qui ne se trouve que dans l’édition de Van Vloten et Land (et qui fut adoptĂ©e par Appuhn et Gentile). LĂ  encore, pas de note.

c) À la p. 721, Rovere cite notre Ă©dition (ici et ailleurs nommĂ©e Ă  tort « Moreau 2020 »), mais sa traduction de la proposition 66 de la quatriĂšme partie, ainsi que sa note 646, montrent que le problĂšme textuel et sa solution lui ont Ă©chappĂ©. Ce qu’il Ă©crit n’est ni la leçon des OP, ni celles des NS, V ou notre Ă©dition, mais une conjecture fausse de Land, suivi par Gebhardt (qu’il ne mentionne pas).

d) La note 165 (p. 188) explique pourquoi ici la leçon du manuscrit V est prĂ©fĂ©rable « Nous restaurons le pluriel, conformĂ©ment Ă  l’esprit de cette Ă©dition (voir prĂ©sentation, p. 13). » Mais en fait la traduction est un bric-Ă -brac plutĂŽt qu’une restauration : « Je supplie ceux qui me lisent » ne rend ni le texte de V (qui porte Vos rogare volo) ni celui des OP (Lectorem rogo). La raison serait que le pluriel montre plus clairement le travail collectif (raison invoquĂ©e Ă©galement à la p. 284, note 241). Est-ce un argument pour laisser tomber ce qu’il assume comme son texte de base ? AprĂšs tout, la dĂ©cision, prise par les Ă©diteurs des OP, d’adapter le texte provient du mĂȘme collectif, qui a publiĂ© les OP Ă  la priĂšre de Spinoza et selon ses instructions.

e) Dans la note 91 (p. 118), Rovere propose une Ă©mendation du texte latin : « L’édition des OP comporte ici une erreur
 Il faut remplacer ici determinatur par terminatur, pour que la citation soit conforme au texte qu’elle cite. » Cela ne corrige pourtant pas les OP, mais le philosophe lui-mĂȘme : Spinoza avait Ă©crit terminari et terminatur dans la dĂ©finition 2, mais il y renvoie en Ă©crivant determinetur (leçon confirmĂ©e par le  manuscrit V). Pour Spinoza, qui d’ailleurs ne se soucie pas de la constance littĂ©rale, les deux mots sont Ă©quivalents dans ce contexte.

En tout cas, un point fort de cette version est qu’elle rompt avec la fĂącheuse pratique, entamĂ©e par Gebhardt il y a un siĂšcle, d’intĂ©grer les variantes des NS dans le texte latin.

II. « Pourquoi tant de notes ? » : la question est posĂ©e explicitement dans la PrĂ©sentation (p. 25). Voici la rĂ©ponse : « Pour faire en sorte [que] 
 lectrices et lecteurs, savants ou non, disposent d’amis informĂ©s vers qui se tourner. » Toutefois, mĂȘme les meilleurs amis peuvent parfois devenir bavards. DĂ©jĂ  la seule abondance des 798 notes risque d’assourdir la voix du philosophe. Les contributions des six commentateurs (Filip Buyse, Russ Leo, Giovanni Licata, Frank Mertens, Maxime Rovere et Stephen Zylstra) sont pour une bonne part informatives et utiles, mais pas toujours indispensables. Il y en a qui sont prĂ©cieuses (notamment les notes sur le cercle de Spinoza, le cadre historique, l’ascendance des termes, l’ordre gĂ©omĂ©trique), il y en a d’autres qui aboutissent Ă  un Ă©chec. Malheureusement, c’est dans la derniĂšre catĂ©gorie que se situent un certain nombre de notes textuelles. La note 250 (p. 290) en est un exemple : le traducteur qualifie l’adverbe mutilate (« de façon mutilĂ©e ») de « spectaculaire barbarisme latin », jusqu’ici ignorĂ©, « masquĂ© par la pudeur des traducteurs ». En fait, l’adverbe figure trois fois dans l’Éthique, et le participe passĂ© mutilatus sept fois. Pour Spinoza c’est un terme du systĂšme, conjuguĂ© Ă  confuse-confusus. Le verbe mutilare et son participe passĂ© se rencontrent chez les auteurs antiques – TĂ©rence, Ovide et Quinte-Curce. Seul un cicĂ©ronianisme raide pourrait les dĂ©conseiller. Il Ă©tait logique d’en tirer un adverbe, comme cela fut le cas Ă  la Renaissance. On sait que Spinoza puise le vocabulaire dont il a besoin dans l’ensemble de l’histoire de la langue, comme l’avait montrĂ© F. Akkerman. L’insistance de la note (« barbarisme criant ») risquerait de laisser planer un doute sur la latinitĂ© de son auteur plutĂŽt que sur celle de Spinoza et de ses amis.

III. La traduction est soucieuse de cohĂ©rence, et l’absence de glossaire final est en partie compensĂ©e par les notes qui justifient parfois les choix concernant les concepts centraux. Intellectus est rendu par « intellect », mens par « esprit », animus par « cƓur » (n. 157), affectio par « modification », affectus par « affect » (n. 311). Pathema animi, vĂ©ritable croix des traducteurs, est laissĂ© en latin, et la longue note (n. 498) qui commente l’expression ne justifie pas ce recul du traducteur. Appetitus est rendu par « aspiration », ce qui est intĂ©ressant, mais est-il sĂ»r qu’« appĂ©tit » soit Ă  exclure parce qu’il suggĂ©rerait une origine « alimentaire et organique » (n. 338) ? On dit bien en français actuel « appĂ©tit de pouvoir ». L’importance de la citation d’Ovide (video meliora proboque
) est soulignĂ©e Ă  juste titre (n. 323), mais pourquoi rendre la seconde partie de la phrase par « se laisser aller au pire », qui suggĂšre une passivitĂ© quasi totale ? L’un des sens de sequor est bien « poursuivre, chercher Ă  atteindre », qui rend mieux les efforts de l’homme pour aller vers son propre malheur.

Fluctuatio animi est traduit par « hĂ©sitation du cƓur » et la note qui l’accompagne prĂ©cise : « Ce terme fournit ainsi un bon exemple de l’écart lexical entre Descartes et Spinoza, et de la nĂ©cessitĂ© de comprendre les termes de l’Éthique selon leur logique propre. En effet, en ramenant sans cesse le latin de Spinoza Ă  la traduction des Passions de l’ñme, on multiplie les faux amis, et l’on suggĂšre la ressemblance de conceptions qui diffĂšrent souvent largement » (n. 353). On ne niera pas la nĂ©cessitĂ© de saisir la « logique propre » du lexique spinozien, ni l’écart conceptuel entre les deux philosophies. Cependant, si Spinoza a choisi de reprendre les termes latins de Desmarets (quand il choisit de les reprendre !), c’est apparemment qu’il a estimĂ© pouvoir exprimer sa pensĂ©e, avec ce qu’elle a Ă  la fois de proche et de diffĂ©rent de celle de Descartes, avec ces termes justement, comme pour marquer le lieu du clivage thĂ©orique ; et le fait qu’il ne le fasse pas toujours (puisqu’il ne reprend pas tous les termes, en introduit d’autres et bouleverse leur Ă©quilibre sĂ©mantique) souligne plus encore le caractĂšre conscient d’une telle stratĂ©gie.

En rĂ©sumĂ©, la traduction de l’Éthique offerte dans ce livre important ne s’appuie pas vraiment sur le texte des OP, et elle ne tient pas suffisamment compte des autres sources ni des travaux philologiques pertinents. Elle prend les leçons qui lui conviennent, et justifie ses choix au hasard. Sur la totalitĂ© du texte, pourtant, les dommages restent limitĂ©s, si bien que cette traduction, en dĂ©pit de tout ce qui a Ă©tĂ© signalĂ© et discutĂ©, constitue un enrichissement trĂšs rĂ©el pour les Ă©tudes spinoziennes.

Pierre-François MOREAU et Piet STEENBAKKERS

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin spinoziste XLIV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Spinoza, Éthique, Ă©dition annotĂ©e et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-DĂ©cembre 2022, p. 205-230.</p

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Baruj SPINOZA : Ética demostrada segĂșn el orden geomĂ©trico, ediciĂłn de Pedro Lomba, Madrid, Trotta, 445 p.

On connaĂźt les travaux de Pedro Lomba sur les libertins, sur Descartes, Baltasar GraciĂĄn, Bayle et bien sĂ»r Spinoza. Il publie maintenant une traduction de l’Éthique, appuyĂ©e sur les recherches les plus rĂ©centes, qui est un vĂ©ritable instrument de travail. Dans son introduction, il situe l’Éthique d’un triple point de vue. Il rappelle d’abord qu’elle est la synthĂšse fondamentale qui rĂ©sume l’itinĂ©raire intellectuel entier de Spinoza, au point que ses autres ouvrages doivent peut-ĂȘtre ĂȘtre considĂ©rĂ©s « como otros tantos momentos – esbozos, ensayos, refractationes » de cette « obra filosĂłfica total ». Il la situe ensuite comme centre de discussion du cercle d’amis – et il faut insister, effectivement, sur le fait que la pensĂ©e exposĂ©e dans l’Éthique n’est pas la crĂ©ation d’un solitaire. Il la considĂšre enfin comme rĂ©sultat et instrument d’un rapport essentiel Ă  Descartes – Ă  la fois un rapport critique (contre le volontarisme qui exclut le rĂšgne humain des lois du dĂ©terminisme naturel) mais aussi comme inventaire d’un hĂ©ritage, non pas simplement reçu, mais retravaillĂ© (notamment quand il s’agit des affects). Il reconstitue l’histoire du texte, depuis les premiĂšres indications fournies dĂšs 1661 dans les premiĂšres lettres Ă  Oldenburg jusqu’à la fin de la rĂ©daction en 1675 et Ă  la double Ă©dition posthume (latin et nĂ©erlandais) de 1677 ; il publie en annexe la lettre de dĂ©nonciation Ă©crite Ă  la fin de cette mĂȘme annĂ©e 1677 par StĂ©non au moment oĂč celui-ci remet Ă  l’Inquisition le manuscrit que lui a confiĂ© Tschirnhaus. Le lecteur a ainsi les Ă©lĂ©ments nĂ©cessaires du cadre historiographique. Il lui reste Ă  lire et Ă  dĂ©chiffrer pour lui-mĂȘme le sens de l’édifice thĂ©orique : c’est Ă  quoi servent le texte, la traduction, les notes et les annexes.

Le texte latin suivi est celui de Gebhardt, reproduit en bas de page ; Ă  ce texte latin, Lomba ajoute des variantes issues de la version nĂ©erlandaise de 1677 (les Nagelate Schiften), en indiquant, Ă  la suite d’Akkerman, lesquelles (rarissimes !) remontent peut-ĂȘtre Ă  Spinoza lui-mĂȘme – la plupart Ă©tant au contraire aujourd’hui considĂ©rĂ©es comme des gloses des traducteurs. Il s’écarte cependant, Ă  juste raison, de la version de Gebhardt en cas d’erreur flagrante de celui-ci (voir p. 255-256). On aurait apprĂ©ciĂ©, sans doute, plus de dĂ©tails sur les variantes du manuscrit du Vatican, mais ce sera peut-ĂȘtre pour une future deuxiĂšme Ă©dition – de toute façon, l’intĂ©rĂȘt de ces variantes est surtout de confirmer des corrections dĂ©jĂ  proposĂ©es ou de permettre de choisir entre les leçons jusqu’ici connues des Opera Posthuma et des NS ; la seule qui apporte un sens vĂ©ritablement nouveau est sans doute l’expression vita vitalis , au chapitre 5 de l’appendice de la IVe partie, Ă©cartĂ©e par les Ă©diteurs des OP au profit de vita rationalis, mais plus riche de sens (une vie « vraiment humaine »).

L’annotation est sobre (cinq notes seulement pour toute la cinquiĂšme partie !) et le traducteur s’en justifie p. 26 par le souci de ne pas noyer le texte sous une « avalanche d’explications ». On y lira donc uniquement, Ă  part les variantes des NS, quelques rĂ©fĂ©rences Ă  la prĂ©sence silencieuse de TĂ©rence, Ovide ou Tacite dans l’écriture de Spinoza, ainsi que la justification de quelques choix de traduction : par exemple, naturaleza tout court pour rerum natura (p. 45) ; una sustancia jusqu’à la prop. 10, puis la sustancia Ă  partir de la prop. 11, une fois l’unicitĂ© de celle-ci dĂ©montrĂ©e, pour rendre substantia Ă©videmment sans article du latin (p. 52) ; l’explication de la traduction « impersonnelle » de confligo (p. 190) ; les raisons du choix de ciudad plutĂŽt que Estado pour rendre civitas (p. 326). Ces quelques explications rigoureuses apportent effectivement plus Ă  la comprĂ©hension du texte que ne le feraient des pages entiĂšres de commentaires.

Au sujet du poĂšte espagnol qui avait oubliĂ© ses propres Ɠuvres, Lomba se rallie Ă  l’hypothĂšse Gongora, avec prudence ; c’est mon avis aussi (pour l’hypothĂšse, et pour la prudence).

À la fin du volume, quatre annexes apportent de prĂ©cieux matĂ©riaux : outre le texte de Stensen, un lexique des affects (confrontĂ© Ă  celui de Descartes), une liste des ouvrages espagnols ou en rapport avec l’Espagne dans ce que nous connaissons de la BibliothĂšque de Spinoza (Ă  partir de l’inventaire notariĂ© dressĂ© aprĂšs son dĂ©cĂšs) ; il est toujours bon de rappeler qu’il lit l’Institution de Calvin en espagnol, comme aussi les Dialogues d’amour de LĂ©on l’HĂ©breu. C’est donc que mĂȘme s’il lit le français (comme en tĂ©moignent un anonyme Voyage d’Espagne et la Logique de Port-Royal) et l’italien (Machiavel), il prĂ©fĂšre lire en espagnol les ouvrages Ă©crits dans ces langues dĂšs lors qu’il y a une traduction disponible. Enfin la 4e annexe reconstruit la concatĂ©nation de l’ordre gĂ©omĂ©trique.

La traduction se tient Ă  une certaine rĂ©gularitĂ© lexicale : chaque terme de la langue d’origine est, dans la mesure du possible, traduit par un terme unique dans la langue d’arrivĂ©e, ce que la proximitĂ© de l’espagnol au latin permet sans doute mieux que dans d’autres langues. Cela permet de conserver des distinctions importantes : potencia/potestad pour potentia/potestas, ou mente/anima/ĂĄnimo pour mens/anima/animus. Mais Lomba ne fĂ©tichise pas cette rĂ©gularité : par exemple, alors que ratio est le plus souvent traduit par razĂłn, l’expression technique vivendi ratio est rendue par norma de vida : on voit bien l’intĂ©rĂȘt de la distinction, dans le scolie de IV 37 (ici les trois derniĂšres lignes de la p. 328) oĂč les deux sens arrivent simultanĂ©ment : communem vivendi rationem
 non ratione est rendu par una norma comĂșn de vida
 no con la razĂłn ; si les deux occurrences avaient Ă©tĂ© toutes les deux traduites par ratio, la phrase aurait suscitĂ© une fausse opposition dans l’esprit du lecteur. De mĂȘme desiderium est traduit par frustraciĂłn dans certains cas (III DA 32) et par anhelo dans d’autres (III 39 sc. et 42 dem). Ce soin apportĂ© au respect du lexique rendra cette traduction particuliĂšrement utile. En revanche, on peut regretter que les trois premiers mots de la dĂ©monstration de I 8 (substantia unius attributi) soient rendus par una sustancia de un solo attributo – cela risque de conforter le lecteur dans la thĂšse aventureuse de Robinson et Gueroult sur l’existence de substances Ă  un seul attribut. En fait, si on lit la phrase complĂšte, il faut comprendre que, si l’on considĂšre un seul attribut, il ne peut lui correspondre qu’une seule substance et non plusieurs.

On remarquera particuliĂšrement l’importance donnĂ©e, Ă  trĂšs juste titre, au rapport Descartes/Spinoza, en particulier en ce qui concerne les affects. Pedro Lomba rappelle que Spinoza forge son vocabulaire dans le TraitĂ© des passions de l’ñme, qu’il lit dans la version latine de Desmarets. La question est abordĂ©e dans l’introduction, elle est reprise dans le cours de la traduction (note p. 198) et les Ă©lĂ©ments sont disponibles dans la deuxiĂšme annexe (p. 433-435). Il y a lĂ  un enjeu qui n’est nullement nĂ©gligeable : on y voit comment une pensĂ©e se construit en se fabriquant un lexique, et comment ce lexique s’édifie dans la reprise critique et systĂ©matique d’un lexique prĂ©existant. Loin d’ĂȘtre rĂ©ductible Ă  la trop vague notion d’« influence », le travail de la thĂ©orie se prĂ©sente ici comme la vĂ©ritable production d’un instrument intellectuel, Ă  partir de la transformation d’élĂ©ments prĂ©existants, confrontĂ©s aux acquis de l’expĂ©rience et Ă  la rigueur de la systĂ©matisation.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Baruj SPINOZA : Ética demostrada segĂșn el orden geomĂ©trico, ediciĂłn de Pedro Lomba, Madrid, Trotta, 445 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-DĂ©cembre 2021, p. 181-218.</p

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Marta LIBERTA DE BASTIANI e Sandra MANZI-MANZ (a cura di) : Amice colende. Temi, storia e linguaggio nell’epistolario spinoziano, a cura di i, Milan-Udine, Mimesis, 169 p.

La collection Spinoziana publie non seulement des ouvrages nouveaux d’auteurs italiens, mais aussi des rééditions (le texte de Labriola sur les passions) et des traductions (Balibar, Matheron, Bove, Jaquet, Souza Chaui, Leo Strauss). Son trente et uniĂšme volume, issu de la premiĂšre journĂ©e d’études de la nouvelle Societas spinozana italienne (Rome, 21 dĂ©cembre 2017) est un recueil d’études internationales : deux contributeurs français, trois argentins et bien sĂ»r quatre italiens, sans compter les responsables du volume. Celles-ci, dans leur introduction, soulignent que la Correspondance a Ă©tĂ© l’objet de travaux moins nombreux que les autres Ă©crits de l’auteur, malgrĂ© sa richesse et sa complexitĂ© ; elles indiquent Ă  quel point elle peut pourtant offrir des ressources pour l’interprĂ©tation des Ɠuvres.

Les diffĂ©rents articles abordent de façon Ă©clairante des aspects essentiels de cet ensemble complexe : les problĂšmes de l’édition des lettres, et notamment le choix fait par Gebhardt de considĂ©rer les traductions latines des lettres nĂ©erlandaises comme les vĂ©ritables originaux (Giovanni Licata), le contexte socio-historique et en particulier la figure mĂ©diatrice de Bouwmeester (Roberto Bordoli), les Ă©changes avec Oldenburg, soit du point de vue de la libertas philosophandi (Daniela Bostrenghi), soit sous l’angle des discussions scientifiques avec Boyle (Cecilia Abdo Ferez et Mariana de Gainza), le concept de mĂ©thode (Ă©pĂźtre 37, Cristina Santinelli), le contexte mĂ©dical de la question des prĂ©sages dans la lettre Ă  Balling (Maxime Rovere), les correspondances polĂ©miques (Diego TatiĂĄn), la teneur thĂ©orique de l’étonnement qu’affecte Spinoza face aux prĂ©jugĂ©s de ses correspondants et qui vise Ă  en faire apparaĂźtre l’absurditĂ©, loin d’une illusoire Ă©thique de la discussion (Jacques-Louis Lantoine), le recours Ă  l’histoire, aux citations et aux rĂ©cits dans l’argumentaire de Boxel et la façon dont Spinoza le combat « avec ses propres armes » (Marta LibertĂ  de Bastiani). Une des leçons de cet ouvrage consiste ainsi Ă  envisager les lettres non seulement pour leur contenu, mais aussi pour leurs formes de raisonnement, leurs styles de controverses, leurs modes d’écriture – aussi variables que le sont les correspondants.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Marta LIBERTA DE BASTIANI e Sandra MANZI-MANZ (a cura di) : Amice colende. Temi, storia e linguaggio nell’epistolario spinoziano, a cura di i, Milan-Udine, Mimesis, 169 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-DĂ©cembre 2021, p. 181-218.</p

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Diego DONNA, Mariafranca SPALLANZANI (dir.) : Libertas philosophandi, dianoia 31, Mucchi editore, 393 p.

Un volume collectif consacrĂ© Ă  l’histoire de la libertĂ© de philosopher aux XVIIe et XVIIIe siĂšcle, qui commence par une remarquable mise au point de Mariafranca Spallanzani sur la complexe histoire de cette notion dans la modernitĂ©, avec « ses rĂ©alisations et ses Ă©checs, ses victoires et ses dĂ©faites, ses accĂ©lĂ©rations et ses retards » – un progrĂšs non linĂ©aire dont nous sommes maintenant les hĂ©ritiers. Une large place est faite Ă  Spinoza dans la suite des chapitres, avec pas moins de quatre textes : Fiormichele Benigni (« How to prevent repression: Equality and natural right in Hobbes, Spinoza and some critics »), Francesca di Poppa (« Superstition, Sedition and Freedom in Spinoza’s Res publica »), Diego Donna (« ’He was in the world and the world did not know him’. Spinoza’s Christ and the Freedom of Philosophy »), Giuseppina Totaro (« Libertas philosophandi and the first Italian translation of Works of Spinoza »).

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Diego DONNA, Mariafranca SPALLANZANI (dir.) : Libertas philosophandi, dianoia 31, Mucchi editore, 393 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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María Luisa DE LA CÁMARA : Métoikos. Spinoza trågico, Madrid, Dykinson, 222 p.

Spinoza sous le signe d’Antigone
 DĂšs les premiĂšres lignes, MarĂ­a Luisa de la CĂĄmara Ă©voque la figure de l’hĂ©roĂŻne de Sophocle et sa prĂ©sence multiple dans l’imaginaire et le discours occidentaux. Elle rappelle que, certes, le tragique en tant que tel n’est pas un concept central du spinozisme et que Spinoza n’a laissĂ© aucune rĂ©flexion esthĂ©tique sur la poĂ©tique de la tragĂ©die. Cependant, comme l’avance Georges Steiner dans son livre Les Antigones, le tragique peut ĂȘtre pensĂ© comme rĂ©vĂ©lateur de la condition humaine conçue en termes de conflits. Une « conflictualitĂ© nĂ©cessaire et insoluble » : cette « mĂ©ta-catĂ©gorie » est susceptible de jouer un rĂŽle significatif pour situer les positions de Spinoza, dans l’histoire de la philosophie, notamment face Ă  Descartes, et pour qualifier sa forme spĂ©cifique de rationalisme. Il s’agit aussi d’écarter les trop faciles lectures qui unifient artificiellement le systĂšme en nĂ©gligeant les Ă©tapes de sa construction ou en le rĂ©duisant Ă  une apologie de la joie, sans prĂȘter attention au sens exact de ce terme au sein de la construction thĂ©orique de l’Éthique (« une joie qui n’est pas alimentĂ©e par la mĂ©lancolie manque de profondeur », souligne Remedios Ávila dans sa postface – encore faut-il prendre en compte la torsion que doit subir alors l’idĂ©e de mĂ©lancolie, qui n’est pas plus transparente que celle de joie).

Cette conflictualitĂ© se dĂ©couvre d’abord dans les discussions de Spinoza avec ses correspondants, et notamment avec Oldenburg et Boyle : ils emploient les mĂȘmes mots (Dieu, la nature, l’utile, la science), mais chargĂ©s de significations contradictoires. Quant Ă  la notion de substance, elle condense toutes les oppositions en recevant une nouvelle identitĂ© qui la lie Ă©troitement Ă  l’éternitĂ© et Ă  la production causale infinie. La lecture des dialogues de Spinoza avec ses correspondants met ainsi en relief la charge controversiale des concepts qui apparaissent dans l’Éthique sous la forme en apparence apaisĂ©e de l’ordre gĂ©omĂ©trique – mais en apparence seulement, car la puissance conflictuelle qui les anime est prĂȘte Ă  rĂ©apparaĂźtre, et rĂ©apparaĂźt de fait dans les scolies et les appendices ; elle rĂ©apparaĂźtra aussi, sous d’autres formes, dans les polĂ©miques qui suivront la publication du TTP et des Opera posthuma.

Plusieurs chapitres sont consacrĂ©s aux dimensions et aux enjeux de la Raison et c’est sans doute l’apport le plus important du livre, car le terme est loin d’ĂȘtre univoque et ce sont ses usages qui contribuent Ă  le dĂ©finir. La meilleure dĂ©fense de la Raison, c’est sa performativité : loin des mĂ©thodologies externes, c’est sa praxis mĂȘme qui lĂ©gitime son efficace. Elle aboutit Ă  la construction d’une « rationalitĂ© affective » oĂč l’acquiescentia in se ipso dĂ©finit la vertu comme « joie d’exister ».

L’ultime chapitre analyse la rĂ©futation que Samuel Clarke consacre Ă  Spinoza, « le patron le plus cĂ©lĂšbre de l’athĂ©isme de notre temps ». Tout son effort thĂ©orique porte contre les athĂ©es les plus dangereux, c’est-Ă -dire non pas ceux qui se livrent aux plaisirs ni les libertins qui se contentent de railler la religion, mais ceux qui prĂ©tendent raisonner philosophiquement, c’est-Ă -dire user de la Raison contre les vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles. Il s’agit Ă©videmment, certes, de Hobbes, mais surtout de Spinoza. Il faut alors retourner ses arguments contre lui et montrer que la Raison mĂȘme le contredit et que son systĂšme prĂ©tendument rigoureux est en fait irrationnel. Ainsi les sermons de 1704 s’en prennent-ils aux propositions clefs de la premiĂšre partie de l’Éthique, pour leur opposer une autre conception de la Raison, censĂ©e dĂ©montrer l’ambiguĂŻtĂ©, donc l’absurditĂ©, des notions spinoziennes de substance, d’existence nĂ©cessaire, de volontĂ© et de puissance. De mĂȘme ceux de 1705 veulent dĂ©voiler dans le TTP une attaque contre la loi naturelle, qui reviendrait Ă  saper les fondements de la sociĂ©tĂ© civile. La critique de l’Écriture, en dĂ©bouchant sur un supposĂ© athĂ©isme, Ă©limine le ciment divin de la politique et de la morale. On voit comment s’esquisse ici ce qui sera le discours dominant des LumiĂšres modĂ©rĂ©es et, tout aussi bien, ce qui plus tard, du cĂŽtĂ© de Lessing, le mettra en crise.

Il faut souligner Ă  quel point MarĂ­a Luisa de la CĂĄmara a l’art de repĂ©rer la force des concepts dans le dynamisme mĂȘme des confrontations : non seulement dans les relations Ă©pistolaires de Spinoza avec Oldenburg ou Albert Burgh, mais aussi dans le cadre d’un relevĂ© des contradictions (un « duel imaginaire ») entre l’humanisme littĂ©raire d’un Quevedo et l’humanitas de Spinoza, ou encore dans le rapport critique que le regard spinoziste sur le corps entretient avec la tradition issue d’Hippocrate et de Galien, ou enfin au sein des rĂ©futations comme celle de Samuel Clarke. Ce dernier fait apparaĂźtre comme malgrĂ© lui ce qui est peut-ĂȘtre le trait le plus original du spinozisme. En s’évertuant, dans ses sermons, Ă  montrer le caractĂšre vicieux d’un philosophe qui passe du judaĂŻsme au cartĂ©sianisme, du cartĂ©sianisme au dĂ©isme et du dĂ©isme Ă  l’athĂ©isme, Clarke rĂ©vĂšle peut-ĂȘtre que Spinoza n’est Ă  sa place nulle part ; et que c’est ce dĂ©placement originaire qui fonde sa force et son originalitĂ©. Ou plus exactement : sa place n’est figĂ©e nulle part, et il peut traverser plusieurs lieux thĂ©oriques successifs pour transformer chacun d’entre eux. Ce sont les deux acceptions possibles du terme metoikos, par quoi dĂ©jĂ  Antigone se dĂ©signait (aux difficiles v. 851-52, puis 867-68 de la tragĂ©die) : celui qui change de demeure et celui qui partage la demeure – ou la CitĂ© – d’autrui. Ainsi, le double sens du mot s’applique Ă  Spinoza. L’esprit est partout chez lui, on le sait ; mais le tragique de la Raison est qu’elle ne se satisfait jamais de demeurer chez elle ; il lui faut, vĂ©ritable mĂ©tĂšque (d’oĂč le titre du livre), aller perpĂ©tuellement chercher ailleurs des motifs de penser.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : María Luisa DE LA CÁMARA : Métoikos. Spinoza trågico, Madrid, Dykinson, 222 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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Dimitris VARDOULAKIS : Spinoza, the Epicurean. Authority and Utility in Materialism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 358 p.

À Hugo Boxel qui s’appuie sur l’autoritĂ© de Platon et d’Aristote pour prouver l’existence des fantĂŽmes, Spinoza rĂ©pond (lettre 56) qu’il aurait Ă©tĂ© surpris de le voir citer DĂ©mocrite, Épicure ou LucrĂšce. On peut, sans trop forcer le sens du texte, estimer que sur cette question, comme sur d’autres, Spinoza semble penser qu’il existe deux camps, ou deux traditions en philosophie, indexĂ©es par ces noms propres, et que lui-mĂȘme se range dans la seconde, c’est-Ă -dire la mĂȘme qu’Épicure. On peut aussi y trouver un fil conducteur pour une confrontation des deux systĂšmes, ou pour un repĂ©rage du contexte intellectuel qui rend pensable une telle assertion [53]. On peut encore – mais c’est une autre thĂšse, et elle demande plus de dĂ©monstration, en dĂ©duire que Spinoza est Ă©picurien. C’est le choix de Dimitris Vardoulakis.

À vrai dire, c’est surtout ce que suggĂšre le titre de son livre ; dans le dĂ©tail des analyses, il y a place aussi pour les deux autres dĂ©marches. NĂ©anmoins, l’assimilation est bien prĂ©sente en tant que telle et elle procĂšde par la dĂ©termination de trois concepts clĂ©s de l’épicurisme : monisme, autoritĂ©, utilitĂ©, qui sont synthĂ©tisĂ©s par Spinoza (alors qu’ils n’étaient que juxtaposĂ©s dans le retour de l’épicurisme entamĂ© Ă  la Renaissance) d’une façon qui dĂ©termine son Ă©picurisme et marque sa politique – car c’est la seconde originalitĂ© de l’ouvrage : la confrontation, ou l’identification, s’opĂšre sur un terrain prĂ©cis : le TraitĂ© thĂ©ologico-politique, dont il Ă©tudie tous les chapitres dans l’ordre, depuis le dĂ©but jusqu’à la fin. Il s’agit donc d’y repĂ©rer la prĂ©sence constante de ces trois notions et surtout leur intrication (mutual reliance, interconnection) ; entre les deux derniers, on parlera mĂȘme de dialectique.

Le monisme est le terme utilisĂ© ici pour dĂ©signer l’idĂ©e que la totalitĂ© (la substance, chez Spinoza) ne laisse rien en dehors d’elle, ce qui implique notamment l’impossibilitĂ© de la transcendance, de la crĂ©ation ou des miracles, mais aussi l’insĂ©parabilitĂ© de l’ñme et du corps. L’autoritĂ© est dĂ©finie comme un pouvoir qui ne relĂšve pas de l’argumentation et exige d’ĂȘtre obĂ©i sans avoir Ă  donner de raison (on reconnaĂźt un thĂšme du chap. 11, Ă  propos des apĂŽtres et des prophĂštes). L’impossibilitĂ© de connaĂźtre la totalitĂ© en elle-mĂȘme implique la nĂ©cessitĂ© de recourir au jugement pratique, produit dans la contingence et sujet Ă  l’erreur. D’oĂč l’insistance sur la recherche de l’utile, commune Ă  l’épicurisme et au spinozisme, au rebours de toute une tradition dĂ©prĂ©ciative, dont Vardoulakis relĂšve la persistance jusque dans la philosophie contemporaine. Il se soucie donc de distinguer de l’utilitarisme cette pensĂ©e de l’utile qui trouve son origine dans la phronĂ©sis aristotĂ©licienne, ou plus exactement dans la réécriture Ă©picurienne qui refuse de soumettre cette phronĂ©sis Ă  la prééminence spĂ©culative de l’épistĂ©mĂš ; la pensĂ©e de l’utile est ici interprĂ©tĂ©e comme « rationalitĂ© instrumentale » qui ne peut ĂȘtre identifiĂ©e Ă  un simple instrument du nĂ©olibĂ©ralisme (parce que l’utilitĂ© doit ĂȘtre pensĂ©e comme rĂ©ciproque, dans la mesure oĂč aucun individu n’est totalement autonome : notre rĂ©alitĂ© inclut autrui). Soit dit en passant, il remarque que la lecture biaisĂ©e des textes correspondants de l’Éthique Ă  Nicomaque (VI, 1 139 sq.) par Heidegger dans son cours sur Le Sophiste a Ă©tĂ© suivie par des Ă©lĂšves qui deviendront des philosophes importants du XXe siĂšcle (Gadamer, Arendt, Marcuse, Jonas) et chez qui l’on retrouve cette « aversion pour l’instrumentalitĂ© quand elle mĂšne Ă  la connaissance pratique » (p. 52).

Une fois dĂ©finis monisme, autoritĂ© et utilitĂ©, l’ouvrage entreprend de montrer l’unitĂ© et la continuitĂ© du TTP, alors que, suggĂšre-t-il, les autres commentateurs ont visĂ© soit une partie soit une autre, prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils nĂ©gligeaient le lien essentiel qui unit les trois notions fondamentales et donne la clef du texte. Il assume de peu citer cette littĂ©rature secondaire – sobriĂ©tĂ© effectivement remarquable dans un ouvrage sur le TTP qui ne mentionne Matheron que par deux brĂšves rĂ©fĂ©rences Ă  un unique article, en nĂ©gligeant aussi bien Le Christ et le salut des ignorants que les chapitres centraux d’Individu et communautĂ© ; de mĂȘme que pas une seule fois n’apparaĂźt le commentaire de Verbeek (Spinoza’s Theologico-Political Treatise : Exploring ’The Will of God’). En revanche il fait une large place aux discussions des thĂ©matiques de la philosophie contemporaine : Arendt et Deleuze, Carl Schmitt et Agamben, Foucault et Levinas. Place assez logique puisque, dĂšs le dĂ©but de l’ouvrage, l’un des buts assignĂ©s Ă  la recherche Ă©tait de permettre aux lecteurs de rĂ©interprĂ©ter son matĂ©rialisme « in such a way as to resonate with contemporary political issues » (p. 2). C’est pourquoi aussi, si certains spinozistes sont citĂ©s malgrĂ© tout, c’est moins comme commentateurs que pour leur position philosophique propre dans la scĂšne intellectuelle et politique actuelle : il se rĂ©clame en effet des remarques de Negri (sur l’absence d’une historicisation du matĂ©rialisme) et de Balibar (sur sa conception de la transindividualitĂ©, ainsi que ses considĂ©rations sur les deux chemins vers la vertu et le bien).

Une autre originalitĂ© du livre est d’avoir recours Ă  des exemples empruntĂ©s aux Ă©vĂ©nements politiques rĂ©cents, Ă  la fois pour montrer combien la pensĂ©e de Spinoza est pertinente « to contemporary matters » et pour mieux inscrire le spinozisme dans la gĂ©nĂ©alogie de ce qu’il nomme le « nĂ©o-Ă©picurisme ». Ainsi voit-on les analyses passer en revue l’autoritarisme sans autoritĂ© de Donald Trump (p. 42-43) ; l’instauration, dans le Nord de l’Australie, de contrĂŽles draconiens sur la population indigĂšne au motif de protĂ©ger les enfants, façon pour le pouvoir de s’adapter afin d’apparaĂźtre comme une « contre-rĂ©sistance » (p. 142-143) ; l’autorisation implicite donnĂ©e par les États-Unis Ă  la Turquie d’envahir la zone kurde de la Syrie, sous le prĂ©texte d’un principe gĂ©nĂ©ral, sans Ă©gard Ă  ses consĂ©quences (p. 292) ; l’usage du revenge porn en politique comme illustration du recours Ă  l’idĂ©ologie moraliste pour contrĂŽler les corps et les esprits (p. 293).

On ne peut suivre ici le dĂ©tail des analyses de chaque chapitre, souvent intĂ©ressantes, parfois nourries de digressions Ă©clairantes (on apprĂ©ciera notamment l’excursus sur l’iconographie de MoĂŻse et des Tables de la Loi par Rosselli, Ferdinand Bol, Rembrandt p. 79 sq.). En se rattachant toutes Ă  l’impulsion initiale, elles gagnent une unitĂ© incontestable, mais la spĂ©cificitĂ© de chaque moment de la dĂ©monstration spinoziste s’y efface parfois. Certains admireront la clef interprĂ©tative forte fournie par le triangle notionnel dont la puissance se met en Ɠuvre dans chaque chapitre ; d’autres risquent d’y voir plutĂŽt le simulacre de la rigueur – notamment du fait d’une mĂ©thodologie qui procĂšde un peu trop par substitution de termes – « Lucretius has auctoritas in mind when he writes religio » ou au moins “we can substitute one term for the other” (p. 60) ; de mĂȘme identifier sans reste ataraxia et beatitudo simplifie une histoire conceptuelle assez complexe.

En tout Ă©tat de cause, il Ă©tait louable de rappeler les affinitĂ©s entre la position du spinozisme et celle de l’épicurisme.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Dimitris VARDOULAKIS : Spinoza, the Epicurean. Authority and Utility in Materialism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 358 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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HOBBES, Objections aux Méditations. DESCARTES, Réponses. Un débat impossible, texte latin, introduction, traduction et commentaire par Jean Terrel, Vrin, 2019.

Hobbes part en exil pour Paris fin 1640 et c’est sans doute Ă  son arrivĂ©e que Mersenne lui montre le texte qu’il vient de recevoir de Descartes : le manuscrit des Meditationes de prima philosophia. Mersenne depuis quelque temps servait d’intermĂ©diaire entre les deux philosophes pour leur correspondance sur la Dioptrique ; maintenant, Descartes lui a demandĂ© de rĂ©unir les Objections de thĂ©ologiens et d’autres savants face Ă  son nouvel Ă©crit. Hobbes rĂ©dige les siennes (qui seront les troisiĂšmes dans la publication) et Descartes les reçoit le 22 janvier 1641. Il identifie assez vite l’auteur (« sans doute beaucoup plus tĂŽt qu’on ne l’imagine souvent », note Jean Terrel) et y rĂ©pond d’une façon que Leibniz jugera « fiĂšre et insultante ». Ces rĂ©ponses sont effectivement « trop sommaires » (Terrel), ce qui est certainement le signe que la distance entre les deux auteurs n’est guĂšre franchissable. Elle s’est rĂ©vĂ©lĂ©e peu franchissable aussi pour les commentateurs : les spĂ©cialistes de Descartes ont imitĂ© le mĂ©pris cartĂ©sien, et mĂȘme les spĂ©cialistes de Hobbes ont soupçonnĂ© leur auteur d’avoir lu trop vite les MĂ©ditations. Jean Terrel fait le choix inverse : il prend les TroisiĂšmes Objections au sĂ©rieux, les traduit au plus prĂšs du texte et, dans sa riche annotation, en reconstitue le mouvement, en montrant pas Ă  pas ce qu’il doit Ă  l’élaboration des conceptions propres de Hobbes. Les questions posĂ©es par Hobbes Ă  Descartes ne sont, en effet, pas une simple rĂ©action, plus ou moins comprĂ©hensive, Ă  la pensĂ©e d’autrui : elles s’insĂšrent dans la longue sĂ©quence (1637-1658) « oĂč il conçoit, Ă©labore et achĂšve avec le De Homine ses ÉlĂ©ments de philosophie ». Les lire de prĂšs, c’est donc aussi, par exemple, se demander ce qu’il en est du supposĂ© « phĂ©nomĂ©nisme » ou « scepticisme » de Hobbes (Leo Strauss) au moment oĂč il les conçoit.

Il fallait effectivement traduire, ou plutĂŽt retraduire : c’est-Ă -dire refaire le chemin qu’avait fait Clerselier, qui a donnĂ©, Ă  la façon dont on le faisait au XVIIe siĂšcle, une version française (censĂ©e ĂȘtre approuvĂ©e par Descartes), laquelle a Ă©tĂ© au moins aussi lue que le latin et a contribuĂ© Ă  constituer le vocabulaire du cartĂ©sianisme français – voire de la philosophie française tout court. Cela impliquait de reprendre l’effort de comprĂ©hension des arguments dans les termes choisis par les deux philosophes, et de mesurer les transpositions et les connexions que garde ou refuse chaque passage d’une langue Ă  l’autre. La traduction qui est proposĂ©e ici est trĂšs prĂ©cise, plus attentive aux termes techniques que ne l’était celle de Clerselier ; le traducteur prend d’ailleurs soin d’indiquer les diffĂ©rences dans les dĂ©cisions lexicales, et il en rassemble un certain nombre dans le glossaire final. On approuvera le choix d’« entendement » et « entendre » pour intellectus et intelligere, qui permet de garder la continuitĂ© sĂ©mantique entre le nom et le verbe, ainsi que la distinction maintenue (p. 87) entre « entendement » et « intellection ». On hĂ©sitera peut-ĂȘtre plus (p. 43) sur l’identification mens/animus, reprise au duc de Luynes, contre Clerselier (car lire et traduire Objections et RĂ©ponses, c’est aborder un texte second, accrochĂ© Ă  un autre texte, qu’il cite, si bien que certains passages ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© l’objet d’une double traduction en français : celle qui correspond Ă  leur place dans les MĂ©ditations, et celle qui correspond Ă  leur reprise par Hobbes, puis par Descartes). Le souci de prĂ©cision terminologique s’applique d’ailleurs au texte cartĂ©sien lui-mĂȘme (par exemple dans les remarques sur exhibere/repraesentare et l’effacement de leur distinction dans la traduction française, p. 175-176). En fournissant au lecteur une traduction claire et raisonnĂ©e, Terrel lui donne accĂšs Ă  la systĂ©maticitĂ© du texte, que le type d’écriture (seize sĂ©quences distribuĂ©es non selon leur ordre propre, mais dans les marges des Ă©noncĂ©s cartĂ©siens) risquerait de lui dissimuler.

Le commentaire suit chacune des Objections mais surtout il montre, dans la structure mĂȘme des termes utilisĂ©s, non seulement la logique du discours hobbesien, mais aussi la logique, si l’on peut dire, de l’incomprĂ©hension rĂ©ciproque : Descartes croit que pour Hobbes le raisonnement ne combine que des nomina coupĂ©s de ce qu’ils veulent dire (une sorte de « conventionnalisme linguistique »), alors qu’au contraire Hobbes juge que les conventions permettent que le raisonnement scientifique porte sur des « appellations » chargĂ©es de signification. À cette question du conventionnalisme est liĂ©e celle du prĂ©tendu phĂ©nomĂ©nisme, qui repose au fond sur la mĂȘme mĂ©sinterprĂ©tation. Quant au fil rouge qui rĂ©unit les seize Objections, il tient clairement au matĂ©rialisme de Hobbes dans ce qu’il a de plus fondamental : alors que pour Descartes fonder la philosophie et les sciences passe par une dĂ©marche mĂ©taphysique qui implique une discontinuitĂ© de mĂ©thode, renvoyant Ă  ce que l’esprit a de spĂ©cifique et d’irrĂ©ductible Ă  l’étendue, pour lui au contraire, l’unitĂ© du raisonnement se maintient d’un bout Ă  l’autre du systĂšme et la spĂ©cificitĂ© de l’esprit « tient Ă  son pouvoir de se mettre Ă  distance de lui-mĂȘme, de se projeter dans le passĂ© et dans l’avenir, de se souvenir et d’imaginer » (p. 259). La rĂ©flexion prĂ©sente Ă  l’état dispersĂ© dans les questions adressĂ©es Ă  Descartes est donc parfaitement cohĂ©rente avec l’entreprise qu’on lit aussi dans la critique du De mundo, les ÉlĂ©ments de philosophie, et le LĂ©viathan. Ce volume constitue ainsi une contribution majeure Ă  la comprĂ©hension de l’unitĂ© du systĂšme de Hobbes.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « HOBBES Objections aux MĂ©ditations. DESCARTES RĂ©ponses. Un dĂ©bat impossible, texte latin, introduction, traduction et commentaire par Jean Terrel, Vrin, 2019 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Baruch SPINOZA : Traité théologico-politique. Bilingue latin-français, traduit du latin, présenté et annoté par Jean-Paul Guastalla, Lille, Bookelis, 782 p.

Jean-Paul Guastalla avait publiĂ© en 2017 une traduction du TIE et de l’Éthique. Il poursuit son entreprise avec le TTP. La prĂ©face fournit les indications nĂ©cessaires sur l’origine de l’ouvrage et insiste sur le rapport de Spinoza Ă  la Bible et aux langues bibliques. Sur le choix que doivent faire Ă©diteurs et traducteurs Ă  propos de la vocalisation des textes bibliques citĂ©s (faut-il, comme Spinoza, supprimer les points-voyelles ou, comme les Ă©ditions de la Bible, les ajouter ?), il prend une position originale et intĂ©ressante : dans le texte et la traduction, il n’ajoute pas de vocalisation, restant ainsi fidĂšle Ă  la dĂ©cision spinoziste (et il propose une traduction conforme Ă  la version latine de Spinoza) ; dans les notes qui suivent chaque chapitre, il fournit une version vocalisĂ©e issue de la Stuttgartensia, suivie d’une traduction « la plus proche possible du mot-Ă -mot ». De mĂȘme, pour le Nouveau Testament, les notes citent le texte grec et, dans les cas oĂč c’est utile, la version syriaque Ă©ditĂ©e par Tremellius avec la traduction latine donnĂ©e par celui-ci.

Le texte latin est celui de l’édition Gebhardt. Le traducteur le modifie cependant, p. 310, en le signalant p. 354 : il considĂšre en effet que c’est Ă  tort que l’éditeur allemand a complĂ©tĂ© la phrase de l’édition princeps par « elicitur, at non quatenus earum veritas facile vel difficulter », ce qui donnait : « Et ici j’appelle pensĂ©es obscures ou claires, celles dont le sens est facilement ou difficilement <tirĂ©> du contexte du propos <et non en tant que leur vĂ©ritĂ© est facilement ou difficilement> perçu(e) par la raison ». En fait, le texte de Gebhardt (p. 101) est bien celui de l’édition princeps (p. 86), et les mots citĂ©s n’ont disparu que dans la deuxiĂšme impression, par une erreur d’un type bien connu (causĂ©e par la rĂ©pĂ©tition des mots facile vel difficulter, cf. la Textgestaltung, p. 376). Spinoza distingue entre la comprĂ©hension du sens d’une phrase et le jugement sur sa vĂ©ritĂ©, sans qu’il soit besoin pour cela de supposer plusieurs facultĂ©s diffĂ©rentes dans l’esprit.

La prĂ©face justifie aussi certains choix de traduction. On ne peut qu’approuver la volontĂ©, proclamĂ©e par diffĂ©rence avec celle des traducteurs de la PlĂ©iade, de « traduire le texte au plus prĂšs que nous pouvons de la langue de Spinoza » (p. 23). On peut certes, comme toujours, discuter certains de ces choix : il n’est pas sĂ»r que le latin libido corresponde toujours exactement Ă  l’actuel usage du mot « libido » en français ; de mĂȘme, la traduction de sentire par « sentir » (justifiĂ©e p. 19-20 et p. 627) ne va pas toujours de soi – au dĂ©but du chap. XVI, « quae unusquisque sentit, dicendi » (ici p. 592) renvoie clairement Ă  l’idĂ©e de former une opinion, donc plutĂŽt : dire ce que l’on pense (cela dit, on pourrait substantiver, l’usage français s’y prĂȘte : dire son sentiment).

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « Baruch SPINOZA : Traité théologico-politique. Bilingue latin-français, traduit du latin, présenté et annoté par Jean-Paul Guastalla, Lille, Bookelis, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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SPINOZA : TraitĂ© thĂ©ologico-politique, traduction Émile Saisset, nouvelle Ă©dition complĂ©tĂ©e, prĂ©face de Thomas Römer, Saint-Martin-de-Londres, H&O Ă©ditions, 352 p.

Ce volume, prĂ©parĂ© et supervisĂ© par Olivier Bosseau, a pour but de fournir un texte français « confortable Ă  la lecture, accessible Ă  tous ». Il reprend la traduction du TTP qu’avait fournie Saisset au XIXe siĂšcle, en la corrigeant, parfois en la modernisant et en rĂ©tablissant l’intĂ©gralitĂ© des 39 annotations attribuĂ©es Ă  Spinoza, sans prĂ©cision sur le statut de chacune. Les citations bibliques sont fournies comme dans le texte de 1670, sans vocalisation, mais accompagnĂ©es d’une transcription phonĂ©tique (il en est de mĂȘme pour les citations de MaĂŻmonide et d’Ibn Ezra). L’annotation de l’éditeur est trĂšs sobre, limitĂ©e pour l’essentiel au rappel des sources latines et des divergences entre les citations de Spinoza et le texte massorĂ©tique (c’est Ă  tort que la note 10, p. 76 indique qu’une de ces divergences n’a Ă©tĂ© observĂ©e dans aucune Ă©dition du TTP : elle est mentionnĂ©e dans l’apparat critique d’Akkerman p. 166).

Une brĂšve prĂ©face de Thomas Römer prĂ©sente l’ouvrage en insistant sur l’importance des discussions concernant l’Écriture Sainte, sans s’attarder sur l’argumentation politique.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « SPINOZA : TraitĂ© thĂ©ologico-politique, traduction Émile Saisset, nouvelle Ă©dition complĂ©tĂ©e, prĂ©face de Thomas Römer, Saint-Martin-de-Londres, H&O Ă©ditions, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-dĂ©cembre 2019, p. 853-890.

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Omero PROIETTI : Variazioni dacostiane. Studi sulle fonti dell’Exame das tradiçÔes phariseas, Macerata, Eum, 566 p.

Depuis la dĂ©couverte et la publication en 1995 par H.P. Salomon de l’ouvrage d’Uriel da Costa que l’on croyait perdu, peu d’études lui ont Ă©tĂ© consacrĂ©es, constate Omero Proietti au dĂ©but de son nouveau livre. À vrai dire, le principal chercheur qui y ait apportĂ© du nouveau est justement Proietti lui-mĂȘme, avec en 2014 une Ă©dition critique du texte assortie d’une traduction et d’un commentaire, et en 2016 la direction avec Giovanni Licata d’un volume collectif, Tradizione e Illuminismo in Uriel da Costa – il faudrait compter en outre, sur un sujet adjacent, l’Uriel da Costa e l’ « Exemplar humanae vitae » (2005 – destinĂ© Ă  montrer le caractĂšre apocryphe de cette autobiographie, dĂ©monstration renforcĂ©e ici par un certain nombre d’incompatibilitĂ©s avec l’Esame).

Il s’agit, certes, d’analyser les arguments d’Uriel. Mais surtout de les insĂ©rer dans les traditions diverses oĂč ils prennent leur sens, traditions dont ils hĂ©ritent et qu’ils remanient, contredisent, revivifient. En somme, de parcourir la « bibliothĂšque dacostienne », l’ensemble complexe des hĂ©ritages culturels oĂč s’est formĂ©e la pensĂ©e originale de l’hĂ©tĂ©rodoxe. On voit ainsi s’intriquer les rĂ©ceptions croisĂ©es du Songe de Scipion et de la Bible de Ferrare, de Camoens et d’Abner de Burgos, de Galien et de PanĂ©tius (sur la mortalitĂ© de l’ñme), de Socin, Pomponazzi, Descartes, des polĂ©miques entre Calvin et les anabaptistes, des thĂ©ories de l’ñme-sang et de Quevedo. Il serait Ă©tonnant que cet enchevĂȘtrement notionnel n’ait pas d’équivalent lexical : un ultime chapitre repĂšre la prĂ©gnance du ladino dans le portugais de l’Esame.

Une belle somme, Ă  force d’intelligence des textes et d’érudition maĂźtrisĂ©e. On reste juste un peu hĂ©sitant, parfois, devant des formules oĂč le mĂ©canisme dĂ©monstratif semble cĂ©der le pas Ă  la supposition trop assurĂ©e : « non c’ù il minimo dubbio », « Ú indubbio che Da Costa conosce benissimo questo passo », « sapeva certamente », « E non poteva ignorare »  . Mais qu’importe ? les hypothĂšses audacieuses ont l’avantage d’inciter Ă  la discussion, ce qui est toujours une bonne chose. Un livre Ă  lire, donc, aussi pour les spinozistes qui veulent savoir dans quels horizons se sont formĂ©es les questions de l’auteur de l’Éthique et des TraitĂ©s.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « Omero PROIETTI : Variazioni dacostiane. Studi sulle fonti dell’Exame das tradiçÔes phariseas, Macerata, Eum, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-dĂ©cembre 2019, p. 853-890.

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SPINOZA : Mettre les neurones Ă  l’équerre suivi de l’Éthique, traduit du latin par Jean-Paul Guastalla, Saint-Ouen, les Ă©ditions du Net, 2017, 398 p.

Il est souhaitable que l’étude et la traduction de Spinoza ne demeurent pas toujours aux mains des philosophes professionnels. Jean-Paul Guastalla, Ă  l’issue d’une carriĂšre mĂ©dicale (il a Ă©tĂ© Chef de clinique Ă  la FacultĂ© et mĂ©decin hospitalier au Centre LĂ©on BĂ©rard de Lyon), a appris le latin Ă  65 ans pour lire Spinoza – et pour traduire le TIE et l’Éthique. Si l’on met Ă  part le titre peut-ĂȘtre inutilement provocateur choisi pour le Tractatus de intellectus Emendatione, il s’agit d’un travail sĂ©rieux, pour l’essentiel sans note, Ă  part quelques explications de traduction et Ă©claircissements. L’écriture est souvent fluide, notamment grĂące Ă  une certaine libertĂ© syntaxique (une virgule remplace souvent un « que » ou deux points ; si l’on accepte le principe, c’est assez commode pour traduire les infinitives : « Dico me tandem constituisse » est rendu par « je dis, je dĂ©cidai rĂ©solument » – on est Ă  l’opposĂ© du style d’Appuhn, par exemple).

Signalons quelques choix de traduction, parmi les termes qui ont donnĂ© lieu aux plus vives discussions depuis un siĂšcle : libido est rendu par « sensualité » dans le TIE, par « libido » dans l’Éthique ; ens par « étant », modus par « maniĂšre d’ĂȘtre », mens par « esprit », affectus par « affect » (et affectio par « affection »), conatus par « ardeur », fluctuatio animi par « flottement de l’ñme », timor par « apprĂ©hension » (et metus par « crainte »), securitas par « soulagement », conscientiae morsus par « dĂ©convenue » (et c’est un bon choix, puisqu’il permet de rompre avec l’idĂ©e de repentir – on se souviendra de la critique de Nietzsche sur ce point, GĂ©nĂ©alogie de la morale, II, 15), acquiescentia in se ipso par « sĂ©rĂ©nitĂ© intĂ©rieure » (mĂȘme traduction pour acquiescentia animi), desiderium par « frustration » (bon choix dans certains cas ; c’est moins sĂ»r pour III 39 sc., d’oĂč la formule Ă©trange « tromper une frustration » pour desiderium frustratur), consternatio par « angoisse », pathema par « pathĂšme ».

On ne peut qu’approuver ce qui est dit dans la prĂ©face : la traduction ne sert pas seulement Ă  rendre accessible le texte, elle doit donner envie de revenir au latin et y aider – voire le faire dĂ©couvrir. Traduire, retraduire un texte, discuter une traduction, c’est encore un des meilleurs moyens de s’approcher de sa comprĂ©hension.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « SPINOZA : Mettre les neurones Ă  l’équerre suivi de l’Éthique, traduit du latin par Jean-Paul Guastalla, Saint-Ouen, les Ă©ditions du Net, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-dĂ©cembre 2018, p. 857-889.

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Wolfgang BARTUSCHAT : Spinozas Philosophie. Über den Zusammenhang von Metaphysik und Ethik, Hambourg, Meiner, 2017, 433 p.

L’Ɠuvre de Bartuschat est bien connue maintenant : c’est une des interprĂ©tations majeures dans l’étude contemporaine de Spinoza. Son grand livre Spinozas Theorie des Menschen (1992) dĂ©veloppait une lecture de l’Éthique centrĂ©e sur l’anthropologie philosophique et les rapports entre comprendre et agir. C’est lui aussi qui a retraduit, avec une singuliĂšre acribie, les volumes de l’édition Meiner de Spinoza, en les actualisant rĂ©guliĂšrement Ă  chaque nouvelle Ă©dition. On ne peut donc que se rĂ©jouir de voir republiĂ©s en un recueil les travaux fondamentaux, jusqu’ici dispersĂ©s dans des revues, qu’il a rĂ©digĂ©s sur un espace de prĂšs de quarante ans – de 1974 Ă  2012. L’ensemble est rĂ©organisĂ© en trois parties : « Ontologie und SubjektivitĂ€t », « Ethik und Politik », « BezĂŒge » (cette derniĂšre, centrĂ©e en fait sur les rapports avec la philosophie allemande : Leibniz, Kant, Fichte, Schelling, Hegel – mais on voit rĂ©apparaĂźtre aussi rĂ©guliĂšrement la confrontation avec Hobbes, auteur auquel Bartuschat avait consacrĂ© une Ă©tude spĂ©cifique en 1978).

On pourrait dire que la lecture de Bartuschat consiste en une rĂ©flexion sur les rapports entre l’individu – essentiellement l’individu humain – et l’Absolu. Ou plutĂŽt sur sa double relation Ă  l’altĂ©ritĂ© : avec l’autre qu’est l’Absolu, d’une part, et avec les autres individus, d’autre part. La premiĂšre dimension est Ă©tablie dans la premiĂšre partie de l’Éthique, la seconde est constatĂ©e comme un fait. C’est ce double statut de l’individu comme mode de la substance divine et comme objet de relation avec un monde qui peut le dĂ©truire, qui dĂ©termine son effort pour persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre. Certes, l’individu est reliĂ© au monde et aux autres par un Zusammenhang dans le cadre de la relation Ă  l’Absolu, mais celui-ci n’est pas perçu par lui et se transforme en risque de destruction par les autres, contrebalancĂ© par le conatus. En somme, un univers plus proche de celui de Hobbes (mais oĂč la guerre de tous contre tous s’étendrait au-delĂ  des relations interhumaines) que de l’harmonie leibnizienne : la relation aux lois universelles de l’univers n’implique aucune tĂ©lĂ©ologie des comportements individuels. Ce sont ces rapports qui justifient au fond le titre de l’ouvrage principal de Spinoza : « En ce qui concerne la relation entre mĂ©taphysique et Ă©thique, il ouvre une perspective qui exclut que l’éthique ne reprĂ©sente qu’un domaine d’application des principes mĂ©taphysiques, ou que la mĂ©taphysique ne soit conçue que dans le but de fournir un fondement Ă  l’éthique, mais qui implique au contraire que mĂ©taphysique et Ă©thique se dĂ©terminent rĂ©ciproquement » (p. 30).

L’interprĂ©tation de Bartuschat se renforce en cohĂ©rence avec les annĂ©es. Dans une version ancienne, il tenait que l’éternitĂ© de l’ñme Ă©tait liĂ©e Ă  sa non-correspondance avec le corps, donc qu’elle Ă©tait alors l’Absolu lui-mĂȘme ; l’évolution de sa rĂ©flexion le conduit Ă  approfondir sa pensĂ©e de l’individualitĂ© : l’ñme est Ă©ternelle parce qu’elle pense, et elle pense parce qu’elle est liĂ©e Ă  un corps – mĂȘme si cette Ă©ternitĂ© est indĂ©pendante de la durĂ©e du corps (p. 78).

Dans une telle perspective, Ă©thique et politique seront centrĂ©es sur la gestion des conatus et la façon de les faire converger, puisqu’il n’y a pas entre eux de solidaritĂ© originaire. Du cĂŽtĂ© de l’éthique individuelle, la solution est relativement simple : « le conatus de l’homme, qui est l’origine des affects, peut ĂȘtre compris par la raison humaine et la raison peut elle-mĂȘme ĂȘtre comprise comme conatus, c’est-Ă -dire comme puissance de l’homme » (p. 302). Mais du cĂŽtĂ© de la conduite collective, une telle solution est impossible ; et d’ailleurs si elle Ă©tait possible, toute politique serait inutile. L’État n’a pas de conatus (Bartuschat prend donc ici nettement position sur la question de l’individualitĂ© du tout social, un des principaux objets de controverse chez les commentateurs) et prĂ©tendre qu’il en a un reviendrait Ă  supposer rĂ©solu, avant mĂȘme d’ĂȘtre posĂ©, le problĂšme de son unitĂ©. C’est ce qu’illustre bien la question de la libertĂ©. Le TTP Ă©nonce qu’elle est « la fin de l’État », alors que le TP ne reprend pas cette formule. Cela s’explique par le fait que le TTP, grĂące Ă  la distinction des paroles et des pensĂ©es d’une part, des actions d’autre part, peut considĂ©rer comme deux domaines distincts la libertĂ©, expression de la puissance des individus, antĂ©rieure Ă  l’État et que celui-ci doit prĂ©server, et la nĂ©cessitĂ© pour ce mĂȘme État de se conserver. Dans le TP oĂč il est question au contraire de la construction concrĂšte des institutions et des moyens d’assurer leur tĂąche, c’est-Ă -dire la paix civile, on ne peut en rester Ă  cette perspective. L’ouvrage ultime de Spinoza est donc Ă©crit du point de vue des gestionnaires de l’État (les Politici du ch. I), tout au plus complĂ©tĂ© par l’explication scientifique des lois de cette gestion, et non du point de vue de l’Éthique, ni de celui des individus, pour la plupart irrationnels, qui se reprĂ©sentent leur puissance non telle qu’elle est mais telle qu’elle est modifiĂ©e par leurs affects. L’important, pour assurer la continuitĂ© de la sociĂ©tĂ© civile, c’est de leur assurer les moyens de dĂ©ployer leur activitĂ©, et la condition en est non pas qu’ils soient effectivement libres, mais qu’ils s’imaginent l’ĂȘtre. Quant aux (rares) citoyens rationnels, ils approuveront cette organisation, car ils savent que c’est lĂ  seulement qu’il y a une place possible pour une libertĂ© qui ne soit pas illusoire.

La force de ces interprĂ©tations ne s’appuie pas sur un splendide isolement. Au contraire, Bartuschat maĂźtrise et discute les travaux et les hypothĂšses des commentateurs : en Allemagne bien sĂ»r : Wolgang Cramer (un article entier est consacrĂ© Ă  Spinozas Philosophie des Absoluten, paru en 1966), Manfred Walther, Konrad Cramer (Ă  la mĂ©moire duquel l’ouvrage est dĂ©diĂ©), H. Rombach, R. Schnepf. Mais aussi hors d’Allemagne : Matheron notamment (qui apparaĂźt Ă  beaucoup d’égards comme l’interlocuteur principal – voir l’évaluation d’Individu et CommunautĂ© dans la note de la p. 20), ainsi que Gueroult, Rousset, ou Lee Rice (prĂ©cisĂ©ment pour sa controverse avec Matheron sur l’individualitĂ© de l’État, p. 199 et 281).

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « Wolfgang BARTUSCHAT : Spinozas Philosophie. Über den Zusammenhang von Metaphysik und Ethik, Hambourg, Meiner, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-dĂ©cembre 2018, p. 857-889.

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SPINOZA : The Collected Works of Spinoza, volume II, edited and translated by E. Curley, Princeton University Press, 2016, xxi-769 p.

La parution du premier volume de cette Ă©dition, en 1985, avait fait date dans les Ă©tudes spinozistes anglo-saxonnes : il mettait en effet Ă  la disposition des lecteurs anglophones une traduction Ă  la fois fidĂšle au texte et armĂ©e des rĂ©sultats de la recherche internationale rĂ©cente. Edwin Curley Ă©tait lui-mĂȘme l’un des artisans de cette recherche internationale, par son ouvrage de 1969, Spinoza’s Metaphysics. An Essay in Interpretation, par les articles qui l’avaient complĂ©tĂ©, par sa participation aux colloques europĂ©ens et amĂ©ricains oĂč commençaient Ă  se discuter de nouvelles approches des textes et de nouvelles pistes de lecture. Il a par la suite organisĂ© lui-mĂȘme en 1986 le grand colloque de Chicago, qui a rassemblĂ© chercheurs Nord-AmĂ©ricains, Français, Italiens, Allemands et IsraĂ©liens et dont les actes ont Ă©tĂ© publiĂ©s quatre ans plus tard sous le titre Spinoza. Issues and Directions. Il a encore publiĂ© un Behind the Geometrical Method en 1988. Plus rĂ©cemment, il a exposĂ© les grands traits de son interprĂ©tation, Ă  la rencontre organisĂ©e en 2016 Ă  Paris entre chercheurs français et amĂ©ricains et dont, on l’espĂšre, les actes seront bientĂŽt disponibles [3]. Mais son opus magnum auquel, rappelle-t-il, il travaille depuis maintenant 45 ans, demeure cette traduction des ƒuvres complĂštes. Travail de longue haleine, entrepris et achevĂ© par un seul homme, ce qui assure une unitĂ© dans les choix sĂ©mantiques et une continuitĂ© dans le commentaire.

Ce second tome, il faut le dire tout de suite, est Ă  la hauteur du prĂ©cĂ©dent. Ce dernier comprenait le Court TraitĂ©, la RĂ©forme de l’entendement, l’Éthique, ainsi que les lettres jusqu’en 1665. Celui-ci contient le TTP et le TraitĂ© politique, avec le reste des lettres. La coupure est donc chronologique, Ă  condition d’admettre (mais pourquoi pas ?) que l’Éthique passe avant le TTP parce que sa conception et le dĂ©but de sa rĂ©daction sont antĂ©rieures. La prĂ©face gĂ©nĂ©rale rappelle les principes, Ă©tablis dĂšs 1969 : fournir les traductions les plus prĂ©cises possible, aussi claires et lisibles que le permet la fidĂ©litĂ© au texte et laissant le plus possible le soin de l’interprĂ©tation aux commentateurs ; s’appuyer sur les meilleures Ă©ditions critiques des textes originaux ; proposer au lecteur les donnĂ©es primaires nĂ©cessaires Ă  l’interprĂ©tation ; offrir des traductions de la mĂȘme main afin d’obtenir une cohĂ©rence dans le choix des termes-clefs qui permette la confrontation entre les passages similaires des diffĂ©rentes Ɠuvres et la formation d’hypothĂšses sur l’évolution de Spinoza ; placer les textes en ordre chronologique, justement pour mieux saisir le dĂ©veloppement de sa pensĂ©e ; enfin complĂ©ter le texte par des instruments de travail tels que prĂ©faces, notes et index. Il faut remarquer qu’à part la quatriĂšme, ces conditions sont les mĂȘmes que celles de l’édition en cours aux PUF (oĂč la difficultĂ© liĂ©e Ă  la rĂ©partition des Ɠuvres entre des traducteurs diffĂ©rents est compensĂ©e dans une certaine mesure par l’existence de glossaires et les discussions collectives qui ont prĂ©parĂ© le travail individuel, ce qui assure une cohĂ©rence et une lisibilitĂ© des choix). Le volume qui vient de paraĂźtre met en Ɠuvre ce programme et, comme l’auteur le fait remarquer lui-mĂȘme, sans doute encore mieux que le prĂ©cĂ©dent, du fait d’une part que les choix du premier volume (ainsi que de celui-ci dans le cours de son Ă©laboration) ont Ă©tĂ© discutĂ©s et amendĂ©s par la critique des spĂ©cialistes ; d’autre part, que les progrĂšs de l’informatique ont fourni des moyens de comparaison et de vĂ©rification qui Ă©taient hors de portĂ©e il y a trente ans.

Chaque section est prĂ©cĂ©dĂ©e d’une notice. Les deux notices qui concernent les lettres (avant et aprĂšs 1669) ont la mĂȘme structure : prĂ©sentation des correspondants (Oldenburg, Hudde, Jelles, Bouwmeester, Van der Meer ; puis Oldenburg de nouveau, Tschirnhaus, Schuller, Leibniz, Fabritius, Boxel, Velthuysen, Burgh, Steno, de nouveau Jelles, Graevius) et explication des sources (provenance et choix du texte le plus fiable, entre OP, NS, manuscrits et autres publications ; Curley se range le plus souvent aux arguments d’Akkerman contre ceux de Gebhardt) ; on notera qu’en ce qui concerne les lettres 48A et 48B (l’envoi par Jelles de sa Profession de foi chrĂ©tienne et universelle et la rĂ©ponse positive de Spinoza, que nous ne connaissons que fragmentairement), Curley choisit de donner Ă  lire un long extrait de la partie centrale de la lettre de Jelles « on the theory that knowing more of what Jelles said will help us to better understand Spinoza’s response » (p. 371). La notice concernant le TTP en analyse le contenu par thĂšmes (superstition, anti-clĂ©ricalisme, athĂ©isme, interprĂ©tation de l’Écriture, contrat social, etc.) et apporte des rĂ©ponses nuancĂ©es Ă  un certain nombre de questions : par exemple, tout en jugeant qu’il serait erronĂ© de classer Spinoza parmi les athĂ©es, il ajoute cependant qu’il faudrait Ă©tendre les frontiĂšres du thĂ©isme si l’on veut en faire un thĂ©iste (en fait, « there is no easy way to label his religious position », p. 49) ; de mĂȘme il accepte en partie les conclusions de Leo Strauss tout en critiquant la faiblesse de beaucoup de ses arguments (p. 53-56). Enfin la notice sur le TraitĂ© politique prĂ©sente ses spĂ©cificitĂ©s : bien que le chapitre sur la dĂ©mocratie soit Ă  peine entamĂ©, Edwin Curley estime que ce livre montre encore plus nettement la prĂ©fĂ©rence pour cette forme d’État exprimĂ©e dans le TTP, comme le montre la quasi disparition du terme pĂ©joratif vulgus, remplacĂ© par populus et multitudo ; la description des autres modĂšles (monarchie et aristocratie) consistant surtout Ă  trouver des contrepoids Ă  l’arbitraire du roi ou Ă  l’incompĂ©tence des patriciens ; la seule faiblesse de la dĂ©mocratie tenant Ă  une absence : qui fait la loi fixant les critĂšres qui dĂ©terminent la qualitĂ© de citoyen ? Sur la question dĂ©battue de la rĂ©manence d’une position contractualiste, tout en indiquant – comme Ă  son habitude – les diffĂ©rentes positions en prĂ©sence, Curley penche pour une rĂ©ponse positive : le pacte est encore prĂ©sent dans le TP, mĂȘme s’il n’est pas explicite (p. 494).

Les annexes promises dans la prĂ©face gĂ©nĂ©rale occupent plus de 150 pages en fin de volume : un glossaire (le rĂ©pertoriage est fait Ă  partir des termes anglais, le ou les termes latins Ă©tant indiquĂ©s Ă  la suite, et l’ensemble suivi si nĂ©cessaire d’une explication) ; un index latin-nĂ©erlandais-anglais ; un index des rĂ©fĂ©rences bibliques et talmudiques ; un index des noms propres (y compris les titres d’ouvrages et de livres de la Bible ; minuscule dĂ©faut : sous l’entrĂ©e MichĂ©e sont confondus deux prophĂštes diffĂ©rents) ; un glossaire ; une bibliographie des ouvrages citĂ©s ; un tableau de corrĂ©lation entre les numĂ©ros des paragraphes du TTP dans l’édition Bruder et dans celle des PUF. À quoi il faut ajouter les notices dĂ©jĂ  citĂ©es et les nombreuses notes de bas de page qui Ă©claircissent les difficultĂ©s ou rĂ©fĂ©rences au fil du texte. L’ensemble se rĂ©vĂšle d’une extrĂȘme utilitĂ©, aussi bien pour le spĂ©cialiste que pour le lecteur qui aborde l’ouvrage.

Revenons un instant au glossaire, puisque c’est lĂ  que sont justifiĂ©s les choix du traducteur. En sont exclus les mots-outils, Ă  deux exceptions prĂšs : sive, que Curley rend toujours par or, tout en Ă©tant sensible Ă  la diversitĂ© de ses usages (je ne suis pas sĂ»r que seu soit strictement assimilable Ă  sive) et quatenus. Parmi les autres termes, on notera que Curley maintient, en la nuançant cependant, une position qui est la sienne depuis longtemps, et qu’il a dĂ©jĂ  eu l’occasion de discuter avec d’autres traducteurs : le choix de l’unique terme power pour rendre Ă  la fois potestas et potentia. L’ensemble des explications de ce glossaire montre le grand souci Ă  la fois d’exactitude et de cohĂ©rence qui anime l’ensemble de cette traduction.

Trois regrets : l’absence de la Grammaire hĂ©braĂŻque (mais Curley espĂšre la faire figurer, au moins partiellement, dans une prochaine Ă©dition) ; le caractĂšre trop condensĂ© de la table des matiĂšres p. VII (impossible de savoir Ă  quelle page se trouve telle ou telle lettre, tel ou tel chapitre des TraitĂ©s Ă  moins de feuilleter tout le volume) ; l’adaptation anglaise Ă©trange des titres des deux traitĂ©s (« A Critique of Theology and Politics » pour le TTP, « Designs for Stable States » pour le TP – alors que dans les commentaires, ils sont dĂ©signĂ©s par leurs titres usuels). Tout cela n’est rien Ă  cĂŽtĂ© des immenses services que rendra cet ouvrage d’un maĂźtre des Ă©tudes spinozistes.

Pierre-François MOREAU

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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « SPINOZA : The Collected Works of Spinoza, volume II, edited and translated by E. Curley, Princeton University Press, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.

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Du mĂȘme auteur :

  • Pierre-François MOREAU, « Wolff et Goclenius », Archives de Philosophie, 2002, 65-1, 7-14.