Auteur : Alexey Weißmüller
Martin Beck, Konstruktion und Entäußerung. Bildlogik und anschauliches Denken bei Kant und Hegel, Hamburg, Meiner, 2023, 506 p.
Le vaste ouvrage de Martin Beck poursuit un double objectif. D’une part, mettre en évidence une théorie de la pensée intuitive chez Kant et Hegel. Il s’oppose ainsi aux lectures qui reprochent à Kant et à Hegel de négliger le sensible (notamment Adorno et Derrida). D’autre part, montrer que cette pensée intuitive va de pair avec une « logique de l’image », au point qu’on puisse parler, à propos de Hegel, d’un iconic turn avant la lettre. Sont ainsi contrées les lectures qui interprètent la philosophie occidentale classique comme hostile aux images (notamment Gottfried Boehm et W. J. T. Mitchell). Le livre poursuit ce double objectif en trois parties : une première assez courte, qui situe la philosophie de Kant et de Hegel dans le discours de la philosophie de l’image et deux autres plus longues sur Kant (« construction ») et Hegel (« dépouillement »). L’ouvrage se conclut par une quarantaine de pages de résumé et discussion.
Selon M. Beck, la théorie kantienne de la pensée intuitive ne se trouve pas dans la Critique de la faculté de juger, mais dans l’esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure, où l’auteur se réfère principalement à la théorie de l’espace et de la géométrie. Il commence par reconstruire ce qu’il appelle la logique propre de l’intuition (p. 97). L’intuition pure telle que Kant la conçoit est ainsi manquée si nous la comprenons de manière internaliste ou mentaliste. Car elle exprime plutôt notre rapport au monde, qui est irréductiblement incarné, perspectif et indexical (comme Kant le montre entre autres à l’aide des objets symétriques). Cette logique propre peut même être étendue à une logique sociale : en effet, il existe ici une similitude de structure avec le traitement que Kant fait du sensus communis et des jugements esthétiques dans la Critique de la faculté de juger. Ainsi, la validité intersubjective de nos formes de vision peut être comprise de manière analogue aux jugements sur la beauté (cf. p. 142 sq.). Est ensuite reconstruite la pensée intuitive à partir de la théorie kantienne de l’usage intuitif de la raison en mathématiques. Car la construction de concepts mathématiques dans la vision révèle une forme de spontanéité qui ne se résout pas dans un dualisme entre l’entendement spontané et la sensorialité réceptive, mais qui doit au contraire être conçue comme un tiers. M. Beck la qualifie de « sensible » (p. 75), de « diagrammatique » (p. 172), de « non discursive » (ibid.) ou encore d’« esthétique ».
La partie de l’ouvrage consacrée à Hegel avance la thèse selon laquelle la théorie implicite de la pensée descriptive de Kant est poursuivie par Hegel dans son anthropologie et son esthétique. L’auteur se rattache ici à des lectures de la philosophie hégélienne fondées sur la théorie de l’incarnation, notamment celles de Brigitte Hilmer, Julia Peters et Robert Pippin. En conséquence, il lit la conception du corps dans l’anthropologie de Hegel comme une expression de l’esprit et comme un signe signifiant pour soi. De cette manière, le corps – contrairement à ce que soutient Kant – n’est pas une antithèse, mais un médium de l’esprit, à travers lequel seulement il peut réaliser sa liberté. L’ouvrage souligne surtout l’analogie entre le corps et l’œuvre d’art : tout comme le corps est « l’œuvre d’art de l’âme », l’œuvre d’art doit être comprise comme « un corps humain […] qui a partout des yeux » (p. 339). C’est ce qui est ensuite poursuivi ici dans les Leçons sur l’esthétique de Hegel, en se référant non seulement à l’édition de Heinrich G. Hotho, mais aussi aux Nachschriften de Wilhelm von Ascheberg, Hermann V. von Kehler et Dietmar von der Pfordten – Hotho donnant une image déformée de la théorie de la peinture de Hegel (p. 261), en la présentant de manière plus classique qu’elle ne l’est. En revanche, la peinture romantique, avec Hegel, va au-delà de la « fusion sans opposition de l’esprit et de la sensibilité » (p. 381) de l’art classique et met au premier plan la subjectivité, la réflexivité et la corporéité. L’auteur y voit à l’œuvre une « sensibilité spontanée » (p. 452) et une « pensée incarnée » (p. 466) qu’il conçoit, comme la pensée descriptive de Kant, comme une « épistémologie esthétique ou une esthétique épistémologique » (p. 18) et qu’il distingue de l’esthétique de la force de Christoph Menke.
Le livre de M. Beck se caractérise par une analyse riche et large qui prend en charge un nombre impressionnant de thèmes de recherche. Toutefois, de ce fait même, l’intéressante théorie d’une pensée intuitive perd parfois de son contour et de sa lisibilité.
Alexey Weißmüller (Universität Potsdam) [trad. G. Marmasse]
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Pour citer cet article : Martin Beck,Konstruktion und Entäußerung. Bildlogik und anschauliches Denken bei Kant und Hegel, Hamburg, Meiner, 2023, 506 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Han WANG, Cognition, Praxis und Aktivität. Die logische Isomorphie des Denkens und des Wirklichen in Hegels « Begriffslogik » (Hegel-Studien, Beiheft 73), Hamburg, Meiner, 2022, 146 p.
Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, Han Wang a pour objectif de fonder l’isomorphisme logique – ou ce qu’il appelle aussi « l’égalité de structure » (p. 15) – entre la pensée et l’effectif à l’aide de la logique du concept de Hegel. Il s’agit, selon ses propres dires, d’une « tentative de reconstruction libre » qui veut traduire la pensée de Hegel dans un langage propre, avec des formules, modèles et tableaux spécifiques à l’auteur (p. 19).
L’ouvrage commence par définir la philosophie comme une « discipline qui vise à établir des théories à propos du fondement logique de l’effectif » (p. 9). Par fondement logique, H. Wang entend une structure qui n’est certes pas empiriquement perceptible, mais se manifeste en même temps dans l’effectif et permet son universalisation (p. 9 sq.). Selon lui, la philosophie de Hegel peut alors être résumée par la formule suivante : le fondement logique du réel consiste dans la « relation à soi-même se mouvant elle-même » (p. 13). C’est là manifestement la manière dont l’auteur exprime la fameuse exigence de Hegel de « concevoir et d’exprimer le vrai non pas comme substance, mais tout autant comme sujet » (GW 9, p. 18).
Pour fournir une reconstruction systématique de la logique conceptuelle, l’ouvrage attribue trois modèles aux trois sections de la logique conceptuelle : à la subjectivité le « modèle de cognition », à l’objectivité le « modèle de pratique » et à l’Idée le « modèle d’activité » (cf. p. 17, 93). Ces trois modèles sont chacun des versions et des variantes différentes de la formule introduite. Le but de la représentation est que chaque moment de la formule soit enrichi d’une médiation à un degré tel qu’il soit lui-même une relation de soi à soi en mouvement. C’est la traduction par H. Wang de l’image de Hegel de la science comme cercle de cercles dans lequel « chaque membre individuel » est une « réflexion-en-soi » (GW 12, p. 252). Il désigne cette structure comme un « système fractal » (p. 135 sq.) et la reconstruit comme un triangle de triangles (p. 97). Ainsi, « le système logique de la logique conceptuelle est complètement déployé » (ibid.) et l’isomorphisme visé de la pensée et du réel est assuré dans la mesure où « la pensée et le réel ont une seule et même structure logique » (p. 15).
Han Wang nous livre une reconstruction libre mais systématique de la logique conceptuelle de Hegel. On apprécierait davantage la cohérence et l’exhaustivité de sa reconstruction s’il avait contextualisé la problématique et les résultats de son projet au regard de la réception actuelle de Hegel. La question des conséquences que la reconstruction de Wang peut avoir pour la philosophie de la nature et de l’esprit de Hegel reste également sans réponse. D’un point de vue méthodologique, le livre soulève le problème de savoir dans quelle mesure la pensée spéculative de Hegel peut être réduite à des formules et quel est le rapport entre une formalisation réussie et la remarque de Hegel dans la « présentation personnelle » (Selbstanzeige) de la Phénoménologie de l’esprit sur « la présomption et l’absurdité des formules philosophiques » (GW 9, p. 446 sq.).
Alexey WEIßMÜLLER (Universität Potsdam) [trad. G. Marmasse]
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Pour citer cet article : Han WANG, Cognition, Praxis und Aktivität. Die logische Isomorphie des Denkens und des Wirklichen in Hegels « Begriffslogik » (Hegel-Studien, Beiheft 73), Hamburg, Meiner, 2022, 146 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
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Sebastian BÖHM, Endlichkeit bei Kant. Zu Grund und Einheit der hegelschen Kant-Kritik, Freiburg, Karl Alber, 2021, 460 p.
Comme l’indique son sous-titre, l’objectif de l’ouvrage de Sebastian Böhm est de montrer le fondement et l’unité de la critique hégélienne de Kant. Ce but repose sur un diagnostic original à l’égard de la réception contemporaine de Hegel. Selon l’auteur, celle-ci s’est principalement intéressée à différentes « manifestations » (p. 15) de la critique antikantienne de Hegel, en suivant la tendance dominante d’une réduction de l’esprit absolu à l’esprit objectif. Pour lui, cette tendance inclut des auteurs aussi divers que Sedgwick, McDowell, Pinkard, Pippin, Stekeler, Brandom et Habermas. Là-contre, S. Böhm soutient que le centre négligé de la philosophie hégélienne (et donc aussi de sa critique antikantienne) se trouve dans sa philosophie de la religion (p. 52). Il n’hésite d’ailleurs pas à qualifier sa propre position (en se référant à Adorno et Theunissen) d’« hégélianisme religieux de droite » (p. 53). Ce ne serait qu’à travers une compréhension adéquate de l’« appropriation philosophique radicale de la théologie chrétienne » par Hegel et de sa « traduction des théologoumènes chrétiens en une anthropologie philosophique » (p. 42) que l’on pourrait accéder au fondement de la critique hégélienne de Kant.
Toutes les critiques que Hegel adresse à la philosophie de Kant ont leur centre commun, selon Böhm, dans la thèse de Hegel selon laquelle Kant a « fait du fini un absolu » (p. 17). Cela va de pair, poursuit-il, avec le fait que Kant n’a pas suffisamment pensé le fini comme contradiction, et que sa philosophie représente plutôt un « refoulement, un évitement et un déplacement de la contradiction » (p. 65).
Dans le premier chapitre, Böhm s’intéresse à « l’architectonique de la raison finie » (p. 78). Il souligne l’importance centrale des antinomies pour la philosophie critique de Kant : Kant y découvrirait certes les contradictions inévitables de la raison, mais il les dissimulerait en même temps à nouveau, en essayant de rétablir la non-contradiction de la raison par la doctrine de l’idéalisme transcendantal. Dans ce contexte, la thèse kantienne selon laquelle les contradictions de la raison ont une nécessité seulement subjective, est particulièrement opératoire pour son argumentation.
Après un deuxième chapitre portant sur la différence entre la Critique de la raison pratique, qu’il comprend comme traitant de tous les êtres raisonnables, et la Religion dans les limites de la simple raison, qu’il comprend comme traitant de la raison spécifiquement humaine et de son rapport à la loi, le troisième et dernier chapitre est présenté comme un « résumé » et une « pointe ». L’auteur tente d’y définir plus précisément la place de la contradiction dans la philosophie de Kant. De la nécessité subjective des contradictions découle, selon lui, une image constamment ambivalente de l’homme. Il comprend la doctrine kantienne de la disposition au bien et de la tendance au mal de telle sorte que l’homme est certes bon selon le « concept », mais mauvais selon la « nature », bon de jure, mais mauvais de facto (p. 375 sq.). L’homme bon du point de vue conceptuel ne tombe dans les contradictions de la raison que par pur hasard et est donc « coupable », tandis que l’homme naturellement mauvais s’empêtre nécessairement dans ces contradictions et est donc « sans faute » (p. 381). Böhm porte ensuite son attention sur les questions de la loi, du péché et de la justification, et établit un parallèle systématique entre Érasme et Kant d’une part et Luther et Hegel d’autre part.
Les trois chapitres, qui ne font qu’un maigre usage des textes de Hegel, ne sont pas suivis d’un bilan qui rattacherait la critique hégélienne de Kant à la pensée positive de Hegel. Sebastian Böhm en reste seulement à la critique de Kant, et on peut juger qu’il y a sur ce point un manque.
Alexey WEIßMÜLLER (Universität Potsdam) [trad. G. Marmasse]
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Pour citer cet article : Sebastian BÖHM, Endlichkeit bei Kant. Zu Grund und Einheit der hegelschen Kant-Kritik, Freiburg, Karl Alber, 2021, 460 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.
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Slavoj ŽIŽEK, Hegel in a Wired Brain, London-New York, Bloomsbury, 2020, 208 p.
Hegel in a Wired Brain (« Hegel dans un cerveau câblé ») est la contribution paradoxale de Slavoj Žižek au 250e anniversaire de Hegel. Il s’agit de mettre en valeur Hegel comme philosophe du XXIe siècle en confrontant sa pensée à des phénomènes historiquement et systématiquement post-hégéliens. Ce faisant, Žižek s’inscrit dans la continuité de ses interprétations antérieures de la philosophie de Hegel, à savoir une lecture matérialiste de l’idéalisme absolu inspirée de la psychanalyse de Lacan. La question centrale de l’ouvrage est la suivante : que peut nous apprendre la dialectique de Hegel sur le « cerveau câblé » ? Il y répond en sept essais et un « traité sur l’apocalypse numérique ».
Slavoj Žižek utilise le terme de cerveau câblé pour désigner l’idée d’une « connexion directe entre nos processus mentaux et une machine numérique » (p. ١٣). La question est actuellement étudiée dans plusieurs projets scientifiques. À la suite du futurologue Raymond Kurzweil, l’ouvrage aborde la question de la « singularité » : un nouveau type de « royaume d’expérience mentale globale et partagée » (p. 13) émergera-t-il du cerveau câblé, et quelles en seront les conséquences possibles ? L’auteur présente ses différentes thèses de manière explicitement « paratactique », en juxtaposant différents contenus sur un mode non hiérarchisé. Allant à sauts et à gambades, il invoque Hegel, dont la Phénoménologie de l’esprit est pour lui l’œuvre paratactique par excellence (cf. p. 18). Il en résulte l’habituel mélange d’idéalisme allemand, de psychanalyse, de théologie, de pop culture, de littérature, de communisme et de critique du capitalisme. Mais on peut également trouver des lignes générales d’argumentation qui traversent les différents chapitres. Elles consistent souvent en une inversion paradoxale de la compréhension quotidienne ou d’autres positions discursives. Alors que Raymond Kurzweil, Elon Musk et d’autres interprètent la singularité comme une transition vers une trans- ou post-humanité, Slavoj Žižek affirme que, grâce à elle, nous verrons encore plus clairement la structure et les défauts de la condition humaine. Selon lui, c’est précisément notre inconscient qui échappe structurellement à la singularité. Il comprend l’inconscient, à la suite de Lacan, non pas comme un contenu préréflexif, mais comme une réflexivité inconsciente qui est structurellement analogue à la conscience de soi de Kant. Dans une variation matérialiste sur la pensée fichtéenne, il est même vrai de cet inconscient, selon Žižek, qu’il se pose lui-même : « L’inconscient existe comme la cause qui ne précède pas ses effets, mais n’est réalisée que dans ces effets et donc rétroactivement causée par eux » (p. 98). L’ouvrage appelle également cette constitution rétroactive la virtualité de l’inconscient et la comprend comme celle qui caractérise notre subjectivité en général. Cela se reflète aussi dans son traitement de la chute de l’homme vue par la Bible. Contre les interprétations qui supposent qu’un soi est perdu dans la chute, pour être retrouvé dans une rédemption, l’auteur soutient que « la chute est stricto sensu identique à la dimension dont nous tombons, c’est-à-dire que c’est précisément par le mouvement de la chute que ce qui s’y perd est d’abord produit ou ouvert » (p. 84). À cet égard, il conclut que la chute ne précède pas la rédemption, mais lui est identique. Plus généralement, cela signifie qu’il n’y a pas de soi de l’esprit qui précéderait son auto-aliénation, mais que seule l’aliénation produit un tel soi. Dans ce fait, le concept de réconciliation prend un sens nouveau. Il ne signifie plus le dépassement ou la « levée » d’un obstacle, mais sa reconnaissance, voire son approfondissement : « Dans la synthèse finale, l’antithèse est poussée à l’extrême et pleinement intériorisée comme constitutive de l’entité en question » (p. 178). Pour en revenir à la question de la singularité, cela signifie qu ’elle ne sera ni la « fin de l’humanité » ni le retour à une immédiateté non aliénée, mais conduira plutôt à une intensification productive de l’aliénation.
L’ouvrage est habile à dévoiler ce qu’il y a d’excentrique chez les auteurs avec lesquels il dialogue. Mais, du fait de cette approche, nous en apprenons souvent moins sur eux que sur la pensée de Žižek.
Alexey WEIßMÜLLER (Goethe Universität Frankfurt) [trad. G. Marmasse]
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXI chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Slavoj ŽIŽEK, Hegel in a Wired Brain, London-New York, Bloomsbury, 2020, 208 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.