Auteur : Ariane Mintz

Rei Terada, Metaracial. Hegel, Antiblackness and Political Identity, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2023, 231 p.

Dans le sillage afro-pessimiste de Sylvia Wynter, l’ouvrage de Rei Terada entend effectuer une « critique de gauche de l’hégélianisme de gauche » (p. 21), en montrant que les compromissions avérées du libéralisme avec l’esclavage n’épargnent pas la pensée radicale. Du fait de l’importance de la figure de l’esclave dans sa pensée de l’émancipation, ainsi que de la centralité de la négativité dans ce processus, Hegel se trouve au centre de cet ouvrage exigeant.
Dans un premier temps, l’autrice s’attache à montrer que la valorisation a priori de la relation qu’implique la négativité préparerait la justification du colonialisme, conçu comme témoin de la vitalité d’une société et venant faire accéder les sociétés subsahariennes fermées à l’ouverture nécessaire vers l’histoire. Le dépassement de la conception raciste du monde qu’implique ce processus se trouve alors caractérisé comme métaracial, au sens où l’abandon nécessaire de la race pour entrer dans la vie politique impute à ces sociétés dites tribales – et à la subjectivité de l’esclave – la charge d’un racisme qu’ils subissent avant tout. La figure hégélienne de l’esclave se diviserait ainsi entre un « bon esclave », tendu vers l’émancipation et l’abandon de sa particularité, et un « mauvais esclave », celui qui se cantonne de lui-même au statut d’objet dans lequel l’enferme son esclavage. L’antiracisme de Hegel contiendrait une pensée antinoirs sous-jacente, qui continue d’irriguer les revendications radicales d’émancipation politique.
Pour prendre la mesure du pas franchi par Hegel dans l’élaboration du métaracial, la deuxième partie du livre revient sur trois auteurs pré-hégéliens, afin de montrer l’impossibilité, pour les Lumières, d’élaborer une théorie qui soit en mesure de faire une place conceptuelle à la pratique de l’esclavage. Rousseau, en le réduisant à l’impossible contradiction dans laquelle un être naturellement libre renoncerait de lui-même à sa liberté, déduit la non-existence effective de ce qui a pourtant lieu au moment où il écrit. Kant, à travers l’élaboration d’une causalité qui relègue dans le passé tout ce qui ne compte plus et valorise exclusivement des sujets en relation coexistant dans le présent, prépare le glissement métaracial qu’entérine Hegel. Le Frankenstein de Mary Shelley, enfin, évoque, à travers l’exclusion permanente que subit le monstre, l’impossibilité d’envisager un esclave libre.
La dernière partie questionne finalement les frontières tracées entre ce qui relève du politique et ce qui en est exclu. Elle réinvestit le rapport entre Kant et Hegel pour montrer que si la belle âme kantienne, enfermée dans son intériorité, reste sourde au monde qu’elle tient pour indifférent et donc à la violence qui le caractérise, le sujet radical hégélien, en assumant subjectivement l’exclusion de la race par sa relégation historique dans l’infrapolitique, instaure une complicité injustifiable avec la « violence globale elle-même » (p. 151). En faisant de la nécessaire ouverture au monde la seule issue possible aux contradictions de la belle âme, Hegel théorise une subjectivité prenant sur elle la violence qui sort les peuples de leur isolement – y compris le peuple allemand dans son retard historique. La critique marxiste de l’État, tout en identifiant certaines limites de Hegel, retomberait dans les ornières du métaracial : de l’impossibilité pour l’État d’annuler la particularité sociale qui frappait les Juifs, parce qu’il perdrait alors la légitimité qu’il tire de cette annulation, Marx déduit en effet que le bon Juif est celui qui abandonne de lui-même sa particularité.
Si traiter sur un même plan l’isolement historico-ontologique qui caractérise l’Allemagne, celui qui caractérise l’Afrique subsaharienne et la question juive vient selon nous fragiliser l’équation opérée entre antiracisme et pensée antinoirs, il n’en reste pas moins que l’extrême finesse de ces analyses vient profondément inquiéter la certitude satisfaite de la pensée radicale dans sa portée émancipatrice, en soulignant la violence intrinsèque qu’elle contient.

Ariane Mintz (Université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis)

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Pour citer cet article : Rei Terada, Metaracial. Hegel, Antiblackness and Political Identity, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2023, 231 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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