Auteur : Basile Malandain

 

Nicolas Bouteloup : Quand les liens nous libèrent. Les déclinaisons de l’ordre chez Spinoza, Paris, Hermann, « Philosophie », 254 p

Adaptation d’une première partie de thèse de doctorat, cet ouvrage au titre évocateur formule d’emblée une ambition pratique : il ne s’agit pas seulement de décliner les différentes voies de « l’ordre spinoziste » (p. 46), mais de produire l’intelligence de cet enchaînement d’idées et d’affections qui conduit à la liberté, pour tisser concrètement ces « liens qui libèrent » (p. 219). À cette fin, l’ouvrage entend résoudre le problème majeur que pose le concept d’ordre : sa diffraction entre des sens non seulement distincts, mais surtout contradictoires. Il y a en effet d’un côté un ordre bien réel, qui fait que toutes les choses dépendent d’un enchaînement régi par le déterminisme intégral ; et, de l’autre, l’ordre perçu ou imaginé par l’esprit, un ordre mental plus ou moins juste, selon que les idées de ces enchaînements correspondent à ceux du réel ou procèdent de mécanismes imaginatifs. À partir de cette polysémie, l’ouvrage identifie une contradiction apparente entre la nécessité irréfragable de suivre l’ordre unique de la nature (que je suis nécessairement) et le fait de pouvoir néanmoins, activement, « ordonner et réordonner » ses idées, en déployant « l’ordre de l’intellect » (p. 134). La résolution de cette difficulté requiert l’étude d’un troisième sens de l’ordre, celui qui a fait couler le plus d’encre : l’ordre géométrique, par lequel l’Éthique est démontrée et qui entend saisir les enchaînements rationnels du réel. En quoi consiste alors la libération, à la fois pour le philosophe qui produit cet ordre et pour le lecteur qui s’astreint à le suivre ?

L’auteur suit le fil rouge de la polysémie du terme « ordre », afin de la résorber. Entre l’ordre de la nature et l’ordre des idées, entre l’ordre réel et l’ordre imaginé (celui que l’on projette illusoirement sur les choses), il est possible, argumente-t-il, de voir autre chose que des « déclinaisons » polysémiques : c’est un seul et même ordre qui se décline (p. 15). Le sens grammatical du concept de déclinaison exprime l’idée d’une structure unique qui se déploie selon une variation réglée. Cette structure, bien qu’elle diffère en fonction des situations singulières, opère de manière univoque à tous les niveaux de la nature, jusque dans la concaténation géométrique des démonstrations.

L’ouvrage se structure en trois parties : I. L’ordre de la nature. II. Ordres et enchaînements. III. Ordre géométrique et ordre de l’intellect. Il commence par le volet ontologique de l’ordre : les choses s’ordonnent et se relient les unes aux autres selon une si grande variété de manières que l’esprit ne peut embrasser la « totalité » de cet ordre extérieur (p. 30). Incapable d’identifier exhaustivement les maillons de la chaîne causale infinie, l’esprit peut toutefois saisir la logique même de l’ordonnancement : la puissance causale unique et infinie qui « traverse » de part en part toutes les relations particulières (p. 20), à la manière dont les règles strictes de la grammaire permettent une grande souplesse dans l’agencement des phrases. Attentif aux dénivellations du syntagme « ordre de la nature », l’auteur distingue deux cas de figure : quand les choses sont perçues de manière partielle et externe, Spinoza parle de « l’ordre commun de la nature » ; mais quand l’ordre est compris comme la nécessité à l’œuvre dans toute liaison causale, il parle de « l’ordre de la nature tout entière ». La question devient donc celle de la perception de cet ordre : à quelles conditions – selon quel ordre – l’esprit doit-il procéder pour refléter l’ordre réel, alors même qu’il est nécessaire que nous suivions toujours l’ordre commun, c’est-à-dire le ballottement des rencontres temporelles ?

C’est le problème de l’enchaînement des idées : qu’est-ce qui garantit que l’ordre de nos idées reproduise fidèlement l’ordre réel, sans tomber dans cette illusion d’ordre que l’on imagine le plus couramment ? Pour le comprendre, l’ouvrage opère une distinction minutieuse des concepts de connexion (connexio) et de concaténation (concatenatio). D’une part, la connexio permet d’établir « l’unification causale de la réalité » (p. 66), c’est-à-dire l’univocité de l’ordre des choses et de l’ordre des idées – l’analyse d’Éth. II, 7 justifie ainsi l’abandon du terme « parallélisme ». Reste une difficulté : si l’esprit ne peut en aucun cas agir causalement sur le corps, comment est-il possible de modifier les enchaînements affectifs du corps « suivant un ordre pour l’intellect » (Éth. V, 10) ? L’analyse, novatrice, du concept de concatenatio propose une réponse : elle est un type particulier d’enchaînement, caractérisé par un maillage simultané et une persistance temporelle, qui produit un complexe d’idées exprimant la puissance de l’intellect. L’ordre n’a donc rien d’une contrainte rigide et formelle : il est tout entier dans la production intellectuelle de liaisons structurées et persistantes.

Ces liaisons sont précisément celles que Spinoza construit par l’ordre démonstratif géométrique qu’il emploie dans l’Éthique. N. Bouteloup en synthétise les principaux caractères après avoir identifié la difficulté : que faire des à-côtés de l’ordre géométrique ? Comment lire les scolies, dont l’ambition est d’emporter une adhésion que la démonstration n’a pas arrachée ? Quel besoin de réorganiser l’exposition des affects ou de réordonner les acquis en un appendice disposé pour les faire voir « d’un seul coup d’œil » ? Faut-il y voir les lacunes de l’ordre géométrique lui-même, ou bien attribuer la faute aux idées confuses des lecteurs ? Soulignant l’enjeu didactique de l’Éthique, qui consiste moins à dire le vrai qu’à faire en sorte qu’il soit compris, l’auteur examine les distinctions entre analyse et synthèse, entre invention et exposition pour montrer que l’ordre didactique peut rester unique tout en adoptant plusieurs voies, dans la mesure où les « variations méthodologiques d’un même ordre […] exprime[nt] les mêmes idées » (p. 160). Un beau chapitre final déplace sur le terrain intersubjectif de l’amitié (en particulier celle tissée avec Oldenburg à travers une correspondance étalée sur quinze ans) ce qui a été proposé sur le terrain intrasubjectif de la production d’idées vraies : l’amitié n’est rien d’autre que la puissance rationnelle du lien, qui génère « partage et réciprocité » (p. 207). C’est en effet à la condition de nouer des liens à plusieurs que l’on peut augmenter notre puissance commune de concaténation.

Basile Malandain

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Pour citer cet article : Nicolas Bouteloup : Quand les liens nous libèrent. Les déclinaisons de l’ordre chez Spinoza, Paris, Hermann, « Philosophie », 254 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.

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Philippe Danino, La Philosophie de Spinoza. Repères, Paris, Vrin, « Repères philosophiques », 201 p.

Appartenant à une collection qui offre en moins de deux cents pages les principaux « repères » pour s’orienter dans la lecture d’un philosophe, l’ouvrage de Philippe Danino a pour ambition de proposer une interprétation unitaire synoptique de la philosophie de Spinoza, à même de mettre en lumière « l’unité » et « l’économie du système » (p. 128). Ce parti pris défend que cette philosophie est tout entière une éthique orientée vers l’obtention de la béatitude, le seul bien véritable. Ce repère, qui constitue la boussole de l’ouvrage, amène l’auteur à minimiser les discontinuités entre les textes.
La première partie (« La vie de Spinoza », p. 9-17) offre une brève mise en contexte historico-culturelle qui insiste plus sur la philosophie nouvelle cartésienne que sur l’héritage philosophique juif – ce en quoi l’auteur appartient pleinement à la tradition française. Ces pages établissent une chronologie minimale qui met la biographie du philosophe en regard des événements politiques et diplomatiques. Leur concision empêche cependant de saisir les logiques profondes de l’entrecroisement de la petite et de la grande histoire.
La deuxième partie (« La pensée de Spinoza », p. 19-125) occupe près des deux tiers de l’ouvrage. En toute cohérence, le choix d’une lecture unitaire impose de commencer par l’objectif éthique assigné à la philosophie dans le Traité de la réforme de l’entendement (TIE) et non par la construction du concept de Dieu comme le fait l’Éthique. Philippe Danino commence par caractériser ce projet éthique comme étant fondamentalement gnoséologique (« la béatitude est affaire d’un certain genre de connaissance à déployer », p. 28), ce qui a le mérite de rendre raison de la progression du TIE, qui passe de l’identification d’un bien aux moyens de l’atteindre par la purification de la connaissance.
S’ensuit un parcours traditionnel qui reflète les cinq parties de l’Éthique. I. L’analyse de « l’appareil ontologique » cherche à trouver les conditions d’une « liberté humaine » (p. 37) à l’intérieur du déterminisme intégral. II. L’étude de l’« unité » de l’âme et du corps (p. 44) aboutit à l’exposé des genres de connaissance comme étape nécessaire à la libération. III. L’étude de la vie affective, centrée sur l’examen du conatus, montre que l’enjeu n’est pas de prendre le pouvoir sur notre désir mais d’augmenter sa puissance (p. 69). IV. Le passage de la servitude à la liberté, opéré par la raison, requiert une étude des « effets » de la connaissance rationnelle (p. 75). V. Enfin, pour comprendre les voies d’accès à la béatitude, l’auteur explicite les formulations, couramment déformées, d’aspect d’éternité (p. 91) et d’amour intellectuel de Dieu (p. 93).
Une intelligente transition, qui passe en revue les différents sens du concept de religion (p. 96-109), conduit à la nécessité d’une politique spinoziste. La présentation de cette politique rappelle, encore une fois, sa subordination à « l’horizon éthique » de la doctrine (p. 110) : pas d’accès à la béatitude sans une vie pacifiée et socialement organisée. S’il n’y a pas de moralisation de la politique, il y a bien une politisation de l’éthique : on n’atteint jamais seul le bien suprême, mais on le partage avec d’autres. De là surgit la nécessité de « former une société qui permette au plus grand nombre possible d’y parvenir » (TIE § 18) : l’auteur fait de ces lignes sur le bien suprême le cœur du spinozisme.
La troisième partie (« Les œuvres principales », p. 127-185) procède à rebours et donne de chaque œuvre un aperçu synthétique et singulier. L’auteur insiste moins sur les différences de contenu que sur les différences de statut et propose d’éclairer « la fonction de chaque œuvre dans l’économie du système » (p. 128), en précisant qu’il ne s’agit pas d’un « système » exhaustif du savoir, mais d’un « ordre » capable de régler la connaissance « de l’ordre fixe et immuable de la nature » (Traité théologico-politique [TTP], VI) sur le « projet éthique » (p. 165). Une telle présentation offre des clés de lecture, des outils d’intelligibilité spécifiques à chaque œuvre : les hypothèses sur l’inachèvement du TIE, le vocabulaire à coloration religieuse du Court Traité, la démarcation entre les thèses cartésiennes ou scolastiques et les innovations proprement spinozistes dans les Principes, etc.
Force est de reconnaître à l’ouvrage le mérite de la pédagogie et l’exigence constante de la clarification : les concepts majeurs sont élucidés dans une double grille de compréhension, qui croise leur définition traditionnelle (subvertie) et leur définition proprement spinoziste, replacée dans l’économie démonstrative. Est à ce titre exemplaire l’explication du concept de « vertu » (p. 72-73), débarrassé de ses oripeaux traditionnels (une moralité exceptionnelle) pour désigner l’efficacité d’une puissance singulière. Ce choix de l’élucidation conceptuelle conduit l’auteur à réduire les références à l’histoire de la philosophie au strict minimum. La progression de l’ouvrage, qui sépare l’exposé de la pensée de Spinoza (II) de l’étude de ses œuvres (III) le contraint à taire provisoirement et à différer certains points clés (comme le révèle ce passage : « […] sur laquelle nous nous pencherons à l’occasion de l’étude du TTP », p. 100). Loin cependant d’être une impasse, ce choix d’exposition a l’avantage d’opérer des renvois internes, qui dynamisent le système et en offrent une vision plus organique que statique.

Basile Malandain

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Pour citer cet article : Philippe Danino, La Philosophie de Spinoza. Repères, Paris, Vrin, « Repères philosophiques », 201 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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