Auteur : Basile Malandain
Philippe Danino, La Philosophie de Spinoza. Repères, Paris, Vrin, « Repères philosophiques », 201 p.
Appartenant à une collection qui offre en moins de deux cents pages les principaux « repères » pour s’orienter dans la lecture d’un philosophe, l’ouvrage de Philippe Danino a pour ambition de proposer une interprétation unitaire synoptique de la philosophie de Spinoza, à même de mettre en lumière « l’unité » et « l’économie du système » (p. 128). Ce parti pris défend que cette philosophie est tout entière une éthique orientée vers l’obtention de la béatitude, le seul bien véritable. Ce repère, qui constitue la boussole de l’ouvrage, amène l’auteur à minimiser les discontinuités entre les textes.
La première partie (« La vie de Spinoza », p. 9-17) offre une brève mise en contexte historico-culturelle qui insiste plus sur la philosophie nouvelle cartésienne que sur l’héritage philosophique juif – ce en quoi l’auteur appartient pleinement à la tradition française. Ces pages établissent une chronologie minimale qui met la biographie du philosophe en regard des événements politiques et diplomatiques. Leur concision empêche cependant de saisir les logiques profondes de l’entrecroisement de la petite et de la grande histoire.
La deuxième partie (« La pensée de Spinoza », p. 19-125) occupe près des deux tiers de l’ouvrage. En toute cohérence, le choix d’une lecture unitaire impose de commencer par l’objectif éthique assigné à la philosophie dans le Traité de la réforme de l’entendement (TIE) et non par la construction du concept de Dieu comme le fait l’Éthique. Philippe Danino commence par caractériser ce projet éthique comme étant fondamentalement gnoséologique (« la béatitude est affaire d’un certain genre de connaissance à déployer », p. 28), ce qui a le mérite de rendre raison de la progression du TIE, qui passe de l’identification d’un bien aux moyens de l’atteindre par la purification de la connaissance.
S’ensuit un parcours traditionnel qui reflète les cinq parties de l’Éthique. I. L’analyse de « l’appareil ontologique » cherche à trouver les conditions d’une « liberté humaine » (p. 37) à l’intérieur du déterminisme intégral. II. L’étude de l’« unité » de l’âme et du corps (p. 44) aboutit à l’exposé des genres de connaissance comme étape nécessaire à la libération. III. L’étude de la vie affective, centrée sur l’examen du conatus, montre que l’enjeu n’est pas de prendre le pouvoir sur notre désir mais d’augmenter sa puissance (p. 69). IV. Le passage de la servitude à la liberté, opéré par la raison, requiert une étude des « effets » de la connaissance rationnelle (p. 75). V. Enfin, pour comprendre les voies d’accès à la béatitude, l’auteur explicite les formulations, couramment déformées, d’aspect d’éternité (p. 91) et d’amour intellectuel de Dieu (p. 93).
Une intelligente transition, qui passe en revue les différents sens du concept de religion (p. 96-109), conduit à la nécessité d’une politique spinoziste. La présentation de cette politique rappelle, encore une fois, sa subordination à « l’horizon éthique » de la doctrine (p. 110) : pas d’accès à la béatitude sans une vie pacifiée et socialement organisée. S’il n’y a pas de moralisation de la politique, il y a bien une politisation de l’éthique : on n’atteint jamais seul le bien suprême, mais on le partage avec d’autres. De là surgit la nécessité de « former une société qui permette au plus grand nombre possible d’y parvenir » (TIE § 18) : l’auteur fait de ces lignes sur le bien suprême le cœur du spinozisme.
La troisième partie (« Les œuvres principales », p. 127-185) procède à rebours et donne de chaque œuvre un aperçu synthétique et singulier. L’auteur insiste moins sur les différences de contenu que sur les différences de statut et propose d’éclairer « la fonction de chaque œuvre dans l’économie du système » (p. 128), en précisant qu’il ne s’agit pas d’un « système » exhaustif du savoir, mais d’un « ordre » capable de régler la connaissance « de l’ordre fixe et immuable de la nature » (Traité théologico-politique [TTP], VI) sur le « projet éthique » (p. 165). Une telle présentation offre des clés de lecture, des outils d’intelligibilité spécifiques à chaque œuvre : les hypothèses sur l’inachèvement du TIE, le vocabulaire à coloration religieuse du Court Traité, la démarcation entre les thèses cartésiennes ou scolastiques et les innovations proprement spinozistes dans les Principes, etc.
Force est de reconnaître à l’ouvrage le mérite de la pédagogie et l’exigence constante de la clarification : les concepts majeurs sont élucidés dans une double grille de compréhension, qui croise leur définition traditionnelle (subvertie) et leur définition proprement spinoziste, replacée dans l’économie démonstrative. Est à ce titre exemplaire l’explication du concept de « vertu » (p. 72-73), débarrassé de ses oripeaux traditionnels (une moralité exceptionnelle) pour désigner l’efficacité d’une puissance singulière. Ce choix de l’élucidation conceptuelle conduit l’auteur à réduire les références à l’histoire de la philosophie au strict minimum. La progression de l’ouvrage, qui sépare l’exposé de la pensée de Spinoza (II) de l’étude de ses œuvres (III) le contraint à taire provisoirement et à différer certains points clés (comme le révèle ce passage : « […] sur laquelle nous nous pencherons à l’occasion de l’étude du TTP », p. 100). Loin cependant d’être une impasse, ce choix d’exposition a l’avantage d’opérer des renvois internes, qui dynamisent le système et en offrent une vision plus organique que statique.
Basile Malandain
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Philippe Danino, La Philosophie de Spinoza. Repères, Paris, Vrin, « Repères philosophiques », 201 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.