Auteur : Christophe Huertas
Mark Boespflug, Locke’s Twilight of Probability. An Epistemology of Rational Assent, New York, Routledge, « Routledge Studies in Seventeenth-Century Philosophy », 2023, 162 p.
L’ouvrage de Mark Boespflug se saisit d’un thème bien connu des études lockéennes – celui de la connaissance probable –, pour le réexaminer sous un regard neuf et stimulant. Il défend l’importance centrale de la théorie de l’assentiment probable chez Locke, au détriment de sa théorie de la connaissance, généralement privilégiée par les commentateurs de l’Essai sur l’entendement humain (on pense par exemple à R. I. Aaron qui, dans son célèbre John Locke de 1937, tient le traitement de la probabilité chez ce dernier pour décevant et même superficiel [Oxford University Press, 1965, p. 248]).
L’auteur part du constat que, pour Locke, les agents épistémiques sont entourés d’un « Abyss of Darkness » (p. 1), c’est-à-dire plongés dans un « crépuscule de la probabilité » plutôt que dans un monde éclairé par un savoir certain. Face à cette situation problématique, il présente d’abord ce que Locke recommande pour dissiper autant que possible cet abîme de ténèbres, sous la forme d’une théorie de l’assentiment rationnel probable. Puis il examine la façon dont Locke estime que cette théorie s’applique à la science, à la morale et à la religion. Le livre est donc divisé en deux parties : la première examine la dimension théorique de l’assentiment probable, alors que la seconde transpose cette théorie « on the ground » (p. 3).
La première partie, qui va du premier au cinquième chapitre, veut montrer toute l’importance que donne Locke à la probabilité, à tel point que celle-ci constitue « the culmination of the Essay » (p. 2). Cette partie traite donc essentiellement de la nature de la probabilité pour Locke, de ses fondements, de la nature de l’assentiment rationnel et du contrôle que nous exerçons sur notre assentiment.
Le premier chapitre examine la modestie épistémique de Locke, qu’il présente comme la motivation première de l’intérêt porté par ce dernier à la probabilité, mais aussi comme le motif général qui détermine les normes épistémiques par lesquelles on doit régir l’assentiment probable. Il avance que cette modestie se décline sous deux dimensions, descriptive et normative. La dimension descriptive se trouve, selon lui, au cœur de l’Essai. Elle est principalement composée, d’une part, des limites établies par Locke concernant nos capacités de connaître, et d’autre part, des limites de nos dispositions à l’assentiment. En effet, pour ce qui concerne le premier point, la connaissance est presque entièrement hors d’atteinte dans les domaines qui nous préoccupent le plus en tant qu’humains. Quant au second point, les hommes sont des « fallen epistemic agents » (p. 11), dans une situation épistémique ténébreuse. L’auteur y voit la raison pour laquelle le but de l’Essai sur l’entendement humain réside dans ce qu’écrit Locke à propos de la façon dont l’assentiment doit être gouverné dans ce royaume du probable, notamment dans les chapitres 14 à 20 du livre iv. Locke agirait ici en médecin de la connaissance, permettant à l’agent épistémique de conserver « the hope of a better cognitive state » (p. 13). Notre état d’inclination à l’erreur et à la partialité suppose donc des normes sur la manière de se comporter. C’est ici que réside la valence normative de la modestie. Elle vise à trouver un juste milieu entre le scepticisme et la crédulité à laquelle les agents humains sont naturellement enclins. Le chapitre distingue deux piliers normatifs : les exigences éthiques et les exigences épistémiques de la modestie, étroitement liées. En effet, atteindre « a certain relation of fit, or proportionality » (p. 16) entre nos états de croyance et nos preuves suppose une activité indirecte que nous sommes obligés d’accomplir pour « [a] proportionate belief » (p. 16). Ainsi, il est possible de parvenir à des jugements sains si l’on fait montre de prudence.
Cette prudence se manifeste dans l’usage de notre raison, qu’étudie le chapitre 2. Dans un premier moment, il s’interroge sur les définitions possibles de la raison chez Locke, afin d’en isoler le sens le plus éminent. Ainsi, après avoir examiné la raison comme ensemble de « natural faculties » (p. 27), puis comme faculté de « découverte », enfin comme faculté « discursive », en s’appuyant sur le chapitre 17 du livre iv, il met en valeur le sens de la raison comme pouvoir de l’esprit possédant deux sous-facultés que sont l’« illation » appréhensive et la « sagacity » investigatrice. Ce « cardinal sense of reason » (p. 30) est, selon M. Boespflug, le fil conducteur des chapitres 18 à 20 de l’Essai, qui y repère « l’épistémologie appliquée » de Locke (p. 30). C’est donc en ce sens précis que la raison, quoique considérablement limitée, peut être la bougie qu’évoque Locke dès le début de l’Essai (I, 1, 5), apte à nous fournir suffisamment de lumière pour juger de façon adéquate dans les affaires qui nous préoccupent – au premier chef dans nos croyances religieuses et morales.
Si la raison, en ce sens, peut nous aider à formuler des jugements probables rationnels, il faut alors examiner la nature et les fondements de la probabilité chez Locke. C’est l’objet du chapitre 3. Celui-ci souligne d’abord le geste novateur de Locke en son temps, qui met l’accent sur la centralité du « simplement probable » dans nos existences filées de croyances, à rebours des objectifs de certitude chez Descartes ou Spinoza (p. 44). De quoi est donc faite la probabilité lockéenne ? Elle est décrite par l’auteur comme sujette à interprétation, tantôt comme une relation logique, tantôt comme un ensemble de « frequencies », c’est-à-dire un ensemble incomplet de preuves décrites par l’observation. Les fondements de la probabilité reposent sur le témoignage et l’expérience. Le témoignage possède un statut épistémique substantiel, mais aussi fragile, à cause de la multiplication des « nodes of transmission » (p. 53). À cet égard, est émise l’idée que Hume s’est approprié la manière dont Locke traite le témoignage (p. 45), à partir de la place centrale que celui-ci occupe dans l’épistémologie lockéenne. En effet, Locke « was acutely aware of our far-reaching dependence upon testimony in many aspects of human life » (p. 57). Une telle dépendance achève de transformer nos connaissances en croyances – auxquelles il serait possible d’attribuer divers degrés d’assentiment –, et de nous obliger à nous en remettre à la probabilité. En plus du témoignage, la conformité à l’expérience fonde cette probabilité.
Le quatrième chapitre soutient que l’exigence épistémique la plus générale et importante que Locke formule à l’égard de l’agent rationnel est le principe de proportionnalité, c’est-à-dire l’exigence de proportionner son degré d’assentiment aux motifs de probabilité. Ce principe est une norme universelle, « meant to govern the assent of all doxastic agents, whether they are operating in the observatory or in the stable » (p. 67). Il s’agit donc de croire en proportion des preuves. Locke est ainsi vu comme un « moraliste doxastique rigoureux » (p. 73), qui considère qu’une violation du principe de proportionnalité est une violation morale. C’est ici que se pose le problème suivant : pour lui, l’assentiment à une proposition n’est pas sous notre contrôle volontaire direct. C’est le « Locke’s doxastic involuntarism » (p. 73). Il semble alors douteux que nous ayons l’obligation d’appliquer le principe de proportionnalité, sans avoir le contrôle sur cet assentiment. Cet involontarisme enlève apparemment tout poids moral au principe de proportionnalité. Nous ne pouvons être des croyants responsables, si nous ne disposons pas d’un contrôle volontaire de nos croyances. C’est que Locke, d’après M. Boespflug, ne pense pas que nous devions réguler notre consentement par un effort volontaire direct : « Rather the duty we bear to our beliefs is to deploy our reason » (p. 80). L’assentiment proportionnel n’est pas un devoir, mais le but épistémique qui motive le devoir de « déployer sa raison », en collectant et en évaluant des preuves.
Le chapitre 5 prolonge le précédent, en examinant si le contrôle volontaire de nos croyances possède ou non une influence sur l’assentiment. Il semble bien que, pour Locke, les agents peuvent contrôler la proportion de leur croyance et réguler l’assentiment (Essai, iv, 16, 11). La régulation de l’assentiment est même un devoir, selon les chapitres 17 et 19 du livre iv. À cette responsabilité morale doit correspondre un contrôle proportionnel sur nos croyances. Pourtant, d’un autre côté, Locke semble refuser l’idée que nous puissions exercer un contrôle direct sur la croyance (p. 85). Aussi faut-il se résoudre à l’involontarisme doxastique de Locke : « In any case, whichever interpretation we take, doxastic involuntarism is entailed » (p. 87). Par ailleurs, l’auteur souligne l’asymétrie chez Locke entre la croyance et l’action : en agissant nous imposons notre volonté au monde, alors qu’en croyant « the world is, by and large, having its way with us » (p. 83). Cette asymétrie fonde pour l’auteur la doctrine de la tolérance lockéenne, en ce que les croyances ne dépendent pas de nous et ne se changent pas par le simple fait de le vouloir – aussi les châtiments corporels dans le but de persuader les esprits et de changer les croyances sont-ils inutiles.
L’auteur est donc parvenu à une énigme, voire une aporie : celle de l’incompatibilité lockéenne entre responsabilité morale et involontarisme doxastique. Il en propose une résolution en deux temps. D’abord en passant par la définition lockéenne de la raison en tant que sagacity et illation : nous disposons d’une marge de manœuvre pour déployer la raison, et là réside notre devoir, dans le but épistémique de proportionner l’assentiment. Ce n’est pas dans l’assentiment proportionnel que se trouve l’injonction lockéenne, mais dans la collecte et l’examen rationnel des preuves. Le deuxième moment de la réponse concerne le pouvoir de suspendre l’assentiment : c’est une capacité limitée, dit Locke (iv, 20, 16). Or M. Boespflug note qu’a contrario, elle semble correspondre à de nombreuses situations. Dans notre quotidien, on s’abstient de croire, par exemple, que le soleil s’est levé (p. 97). C’est que, dans le crépuscule épistémique où nous baignons, « you can see the things that are close to you rather clearly – these are, in many cases, the prosaic truths of human life […] » (p. 97). Par conséquent, Locke pourrait suggérer, selon l’auteur, que nous pouvons contrôler volontairement l’assentiment dans des circonstances où l’évidence ne va pas de soi, par exemple dans des dilemmes relatifs à nos choix de vie. En tout cas, reconnaît-il, « Locke is less clear than we would like on this score » (p. 100).
La deuxième partie se penche sur les applications de l’assentiment rationnel probable, à propos des croyances qui, selon Locke, nous concernent le plus. Le chapitre 6 traite ainsi de l’épistémologie lockéenne de la philosophie naturelle. Il défend l’idée que, si la perception sensorielle est capable de fournir une connaissance réelle (p. 107), son rôle épistémique est inférieur à celui de la raison, au sens défini par le chapitre 17 du livre iv. En effet, nous sommes incapables de percevoir les essences des substances matérielles (iv, 3, 14) ; par conséquent les généralisations empiriques scientifiques sont de simples probabilités. La science naturelle se limite à être un savoir-faire, ce qui explique d’après l’auteur la lecture faite par William James d’un Locke pragmatiste (p. 110-112). Ainsi, de notre dépendance à l’égard des témoignages en matière scientifique, résulte le fait que nous ne puissions dépasser le stade du simplement probable dans presque tous les cas. L’ouvrage affirme que Locke est toujours resté sur cette position d’une science reléguée au crépuscule des probabilités – et ce malgré les avancées de Newton concernant la possibilité d’une démonstration en matière de sciences naturelles. Puisque nous ne voyons pas la vérité par nous-même, nous devons nous fier à la parole – faillible – des autres.
Le chapitre 7 traite ensuite des croyances morales. Après avoir affirmé que nous sommes incapables de connaissance morale, l’étude avance l’idée que Locke, dans sa quête pour démontrer la moralité, savait qu’il s’engageait dans une impasse. Certes, ce dernier compare la morale aux mathématiques. Cependant, les principes moraux ne sont pas évidents en soi, alors que c’est souvent le cas pour les axiomes euclidiens. Les croyances morales dépendent du témoignage et ne peuvent donc constituer une connaissance, puisque nous manquons alors de perception. Toujours est-il que, selon Locke, on peut démontrer des vérités morales. Est proposée une interprétation de cette confiance, en s’appuyant sur « l’hédonisme » de Locke en tant que position méta-éthique (p. 123-124). Mais en partant de l’expérience du plaisir et de la douleur, nous retombons dans l’impasse déjà décelée dans le champ de la philosophie naturelle : il est impossible d’extraire une certitude morale des généralisations empiriques. Nous rejoignons alors cet « espoir perdu » (« lost hope », p. 128) attribué à Locke. La morale est donc elle aussi plongée dans le crépuscule de la probabilité. De façon intéressante, l’auteur y voit une caractéristique de la morale lockéenne, plutôt qu’un défaut qui viendrait invalider l’existence d’une épistémologie morale chez Locke. Il tend à penser que, pour Locke, l’incertitude des jugements moraux est ce à quoi nous devrions nous attendre, au lieu d’aspirer à une connaissance exacte en matière de moralité. L’ouvrage se détache ainsi de la tradition des études sur la théorie de la connaissance morale, pour privilégier celle de la seule épistémologie morale que Locke semble avoir eue : une épistémologie qui n’atteint pas la connaissance démonstrative.
Enfin, le chapitre 8 clôt l’ouvrage sur la croyance religieuse. La plupart de nos engagements religieux requièrent la foi et constituent donc une sorte d’assentiment probable. Comme d’autres cas d’assentiment probable, la foi repose sur un témoignage et doit être mesurée de manière appropriée. L’« Essay on Miracles » de Hume est par ailleurs vu comme une réponse critique aux propos de Locke sur l’appel au témoignage, et à sa vision des miracles comme appui du témoignage religieux.
En définitive, ce livre a pour mérite de prendre le contre-pied d’une certaine exégèse traditionnelle de l’Essai sur l’entendement humain, en redonnant à la théorie de l’assentiment probable une place majeure dans la théorie lockéenne des limites de la connaissance, et en posant la question de la façon dont nous devons nous comporter face à nos croyances. On regrette néanmoins, dans la seconde partie, l’absence de références selon nous incontournables sur la question du rapport entre déduction et empirisme dans l’activité de l’entendement, afin de constituer un savoir moral et religieux (par exemple, J.-M. Vienne, Expérience et raison. Les fondements de la morale selon Locke, 1991). L’ouvrage de Mark Boespflug demeure une proposition singulière et rafraîchissante, qui apporte des pistes fructueuses pour penser de plus belle le grand chantier mis en suspens par Locke : la science morale démonstrative.
Christophe Huertas
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Pour citer cet article : Mark Boespflug, Locke’s Twilight of Probability. An Epistemology of Rational Assent, New York, Routledge, « Routledge Studies in Seventeenth-Century Philosophy », 2023, 162 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.
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Glory M. Liu, Adam Smith’s America. How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton / Oxford, Princeton University Press, 2022, 346 p.
C’est un projet à la fois original et utile que celui de Glory M. Liu : peindre la figure d’un penseur extrêmement influent et complexe, en prenant le parti de ne pas s’intéres¬ser aux fondements de sa doctrine, mais en le présentant tel que son image nous est parvenue au XXIe siècle : un patchwork intellectuel et doctrinal sous le nom d’Adam Smith. Il s’agit donc d’étudier les influences diverses qu’il a suscitées, et qui ont tracé les contours d’un « mythe », sous un nom qui cristallise une doctrine : celle de l’apôtre du laisser-faire et du marché libre. La force principale de cet ouvrage est de montrer comment une œuvre philosophique devient un outil politique au service d’intérêts concrets. Il vient enrichir l’étude de la réception et de la diffusion des idées de Smith aux États-Unis.
Partant de l’image populaire de Smith, l’étude s’attache à retracer l’histoire de la réception de sa pensée. Considéré généralement comme le père de l’économie, Adam Smith passe pour « the ingenious Scotsman who revealed the workings of the “invisible hand” » (p. XIII), mécanisme selon lequel les individus, en suivant leur intérêt propre, peuvent promouvoir le bien public, même à leur insu. Comme l’auteur l’énonce dans son prologue, « this version of Adam Smith pervades political and intellectual life in America and around the world » (p. XIII). Smith est ainsi promu politiquement ou idéologiquement aux États-Unis par ceux qui, entre autres, souhaitent mettre fin aux réglementations inutiles et au gaspillage par l’État de l’argent des contribuables.
Mais la postérité et l’autorité de Smith sont surtout fondées sur sa réputation d’être le fondateur de l’économie politique. Or il est frappant de noter, comme le souligne l’auteur, que la création du mythe et les réinventions successives d’Adam Smith et de ses idées ont commencé immédiatement après sa mort, en 1790 (p. XXV). Dès le prologue, le livre s’attache à rappeler que cette réputation de fondateur n’est pas historiquement exacte, et qu’elle n’était pas non plus inévitable. En effet, non seulement des auteurs tels que James Steuart ont précédé Smith dans le champ de l’économie politique, mais le succès de Smith tient en outre pour beaucoup aux « good graces of close friends […] and admirers in Parliament » (p. XXV).
Par ailleurs, Smith n’a pas toujours été vu comme un économiste du marché libre : c’est en tant que philosophe moral qu’il fut connu de son vivant et lu juste après sa mort, notamment à travers La Théorie des sentiments moraux. Ce paradoxe apparent mène l’ouvrage à s’intéresser particulièrement, dans l’histoire de cette réception, à l’écart entre la caricature populaire qui en est faite, et la réputation de Smith auprès de la plupart des chercheurs (p. XXXI). C’est donc à une sorte de travail de décantation qu’il se livre : son propos vise non seulement à clarifier cette réception, mais aussi à rendre compte de la séparation entre les idées qui croissent et se propagent, et celles qui tombent dans l’oubli. Son dernier postulat majeur est que la familiarité et l’impact de l’œuvre de Smith à travers les âges ne sont pas inhérents à cette dernière, mais tiennent plutôt d’une certaine facticité ex situ, « something that is made, invented, and preserved by readers over time » (p. XXXII). Ainsi, le travail de l’auteur trouve-t-il son intérêt en ce qu’il ne se limite pas à une mise en contexte de Smith et de ses idées dans l’histoire de sa réception américaine, mais également – voire surtout – à la mise en contexte des pratiques mises en œuvre à partir des idées de Smith.
Pour ce faire, le livre se divise en sept parties, chacune s’attachant à rendre compte, par étapes chronologiques, de la façon dont cette œuvre a été réappropriée et réinventée selon certaines attentes politiques ou intellectuelles. L’ouvrage s’ouvre ainsi sur la fondation des États-Unis, lorsque Smith était lu en tant que penseur des Lumières, c’est-à-dire comme développant une pensée de l’homme dans la société. C’est pour l’utilité de ses idées que Smith a été lu par les acteurs de la fondation, en vue d’une bonne administration de la société. Cependant, l’autorité intellectuelle de Smith n’était alors pas un sujet de revendication. Le deuxième chapitre étudie ce passage d’un philosophe moral à une autorité intellectuelle. Autorité sur laquelle s’appuie l’essor de l’économie politique universitaire aux États-Unis. C’est à ce moment qu’un « usage » de cette autorité est rendu possible, à des fins divergentes.
Ainsi, le troisième chapitre nous montre un Smith devenu, au XIXe siècle, le symbole politique du libre-échange. Mais cet usage enveloppe sa figure d’une aura polémique, au fur et à mesure que la mobilisation de ses idées se fait plus dogmatique. C’est alors qu’au début du XXe siècle une nouvelle génération d’économistes progressistes, redécouvrant les Lectures on Jurisprudence, travaille à débarrasser leur auteur de ses oripeaux de chantre du laisser-faire. Ce moment est l’objet du quatrième chapitre. Smith n’est plus vu uniquement sous sa facette d’« économiste » : on interroge la portée critique de son héritage et son autonomie intellectuelle. Ainsi des liens se nouent-ils entre la théorie smithienne et la sociologie, et redécouvre-t-on l’importance du fonctionnement de la morale sociale, telle qu’elle est présentée dans La Théorie des sentiments moraux : cette morale n’est plus l’ennemie mais le support de l’idéal d’individualisme éthique chez Smith. Le point d’orgue de la démarche de cette « nouvelle école » est la série de conférences tenues à l’université de Chicago en 1926-1927 pour célébrer le cent-cinquantième anniversaire de La Richesse des nations. Smith est alors avant tout utilisé pour répondre aux excès politiques de l’époque, qu’ils soient libéraux ou socialistes.
Les chapitres 5 et 6 retracent l’essor de l’école économique de Chicago, qui a transformé la figure de Smith en défenseur de la main invisible du marché contre le poids de l’influence gouvernementale et « as the symbol of self-interest, choice, and freedom » (p. 250). L’auteur y montre clairement que le premier « Smith de Chicago », porté par les lectures de Frank Knight et Jacob Viner, ne se réduisait pas à la promotion d’un idéal de laisser-faire économique sans conditions. Au contraire, il était utilisé pour interroger les finalités politiques et éthiques de l’économie. C’est seulement avec Milton Friedman et George Stigler, à partir des années 1950, que les tensions inhérentes à l’œuvre smithienne sont gommées pour s’accorder aux projets intellectuels et politiques des défenseurs des programmes politiques de déréglementation, hostiles à toute tentative gouvernementale d’orienter l’activité économique.
Le dernier chapitre, intitulé « Turning Smith Back on the Present », explore les réponses apportées par les historiens, théoriciens politiques et intellectuels au « Smith de Chicago », lorsque ce dernier atteint sa plus grande influence au milieu des années 1970. Parmi ces réponses, l’auteur souligne l’impact de deux mouvements : le premier est celui des « revisionist scholars » (p. 287), pour qui Smith devient un instrument incomparable pour l’étude de la modernité politique. Le second est la critique néoconservatrice de la société de marché, cherchant à associer la théorie morale de Smith avec son économie politique : pour des auteurs tels que Irving Kristol ou Gertrude Himmelfarb, ce n’est pas chez Smith la puissance politique, mais bien l’action morale, qui permet de réguler les forces du marché.
Ainsi, l’ouvrage de Glory M. Liu a-t-il pour principal mérite de nous faire mieux comprendre l’articulation des différents moments de la réception de Smith aux États-Unis, en prenant pour fil directeur le rapport que chaque période et mouvement a eu par rapport au « Das Adam Smith Problem », initialement formulé comme l’incompatibilité supposée entre la théorie smithienne de la sympathie et celle de l’intérêt personnel. C’est à une réconciliation progressive et toujours en chemin de ces deux termes de la philosophie de Smith, ainsi qu’à une complexification de la figure d’Adam Smith, que mène cette enquête historique, autant qu’elle contribue à l’enrichir pour le futur. En effet, c’est en poursuivant cette histoire qu’on parviendra, peut-être, à éviter ce que l’auteur nomme « a crisis of the imagination » (p. 301) qui fait dépendre nos économies de marché de l’autorité de Smith pour trouver des solutions aux crises du capitalisme tel qu’il est, plutôt que d’en faire un allié dans la recherche d’alternatives.
Christophe Huertas
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Pour citer cet article : Glory M. Liu, Adam Smith’s America. How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton / Oxford, Princeton University Press, 2022, 346 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-224.