Auteur : Esben Korsgaard Rasmussen

 

Christopher Holman, Hobbes and the Democratic Imaginary, New York, SUNY Press, 2022, 319 p.

Thomas Hobbes, ennemi notoire de la démocratie, a-t-il quelque chose à nous apprendre sur ce régime qui, depuis le XVIIe siècle, est véritablement devenu l’horizon indépassable de l’imaginaire politique moderne ? Selon Christopher Holman, maître de conférences à l’Université de technologie de Nanyang (Singapour), il convient de répondre à cette question de manière positive – quoique sous quelques conditions. Ainsi soutient-il dans son nouveau livre, Hobbes and the Democratic Imaginary, qu’il est possible de reconstruire une « préférence éthique pour la démocratie » (p. 178) sur la base des « conditions ontologiques de l’être démocratique » (p. 75) telles qu’elles ont été pensées par Hobbes. Certes, il ne suggère pas que Hobbes aurait eu une telle préférence. Comme il le souligne à plusieurs reprises, tel n’était évidemment pas le cas. Mais, en mettant de côté l’insistance hobbesienne sur l’incapacité de la délibération démocratique à garantir la paix politique, il serait selon l’auteur possible de trouver chez Hobbes des ressources conceptuelles permettant à la fois de penser les conditions d’un « être démocratique » et d’en construire une défense normative. Même si Hobbes a ardemment critiqué la démocratie, cela n’exclut pas, si l’on y regarde de plus près, qu’il ait aussi pu nous fournir des principes permettant de comprendre comment la démocratie serait mieux à même d’atteindre ce que l’on pourrait tenir pour le but caché de la pensée politique de Hobbes : rendre possible « l’expression étendue et la poursuite des désirs des citoyens individuels » (p. 178).

On le comprend, l’approche de C. Holman n’est pas purement historique. Son but n’est donc pas seulement de situer la pensée de Hobbes dans son temps pour en dégager les enjeux, en les dérivant plus ou moins directement du contexte spécifique qui les a vus naître. Il ne veut ni retracer le développement théorique de Hobbes, en tant qu’il serait l’effet des conditions politiques changeantes, ni déterminer la spécificité de sa pensée en la comparant à celle de ses contemporains. Au contraire, en se demandant si le « monstre de Malmesbury » n’aurait pas quelques leçons à nous enseigner sur les « problèmes, les enjeux et l’éthique de la démocratie » (p. 181), il situe son approche au carrefour de « l’histoire de la pensée politique » et de la « théorie démocratique ». Étant entendu que la plupart de ces leçons ne se trouvent pas telles quelles dans les œuvres de Hobbes, elles doivent en être subtilement extraites, avant d’être recomposées. Et bien que l’ouvrage prenne ses distances à l’égard de commentateurs récents qui ont pu voir dans Hobbes un précurseur, d’une manière ou d’une autre, de la démocratie moderne, il soutient néanmoins que sa pensée politique est « capable de fournir […] une défense du régime démocratique » (p. 185). Pour montrer cela, l’auteur divise son livre en trois parties. La première, qui est de loin la plus remarquable, s’intitule « Critique démocratique » et contient deux chapitres, « Hobbes et la folie de la démocratie », et « La science civile contre la normativité démocratique ».

La première partie détaille la posture de Hobbes, toujours critique, vis-à-vis la démocratie, tandis que la seconde part de l’idée selon laquelle l’évolution (souvent constatée) de la théorie politique de Hobbes peut se comprendre comme l’effet d’une ambition constante d’« exclure la possibilité de l’émergence d’une normativité démocratique substantielle » (p. 48). En adoptant cette grille de lecture, C. Holman conçoit les mutations de la pensée de Hobbes comme liées à l’effort, progressivement raffiné, pour éviter qu’une ambition démocratique quelconque puisse se nourrir de sa théorie politique. À son tour, cet effort se trouve déterminé par la conviction constante chez Hobbes que la démocratie, qui est constitutivement « délibérative » (p. 24), est entièrement incapable de faire durer la paix civile. Comme le souligne l’étude, pour autant que la démocratie reste constitutivement délibérative, elle n’échappe jamais à la logique de l’état de nature. N’y existe, en l’occurrence, qu’une multitude de volontés disparates, ce qui en fait un état de conflit perpétuel où chacun s’applique, jusqu’à la violence, à faire prévaloir sa propre volonté. Dans l’état de nature règne la particularité de chacun, de ses désirs et de ses modes de raisonnement, ce qui exclut l’expression univoque d’une volonté une, condition d’une paix durable ; et, suivant la reconstruction fine de l’argument de Hobbes proposée ici, cette situation correspond effectivement à la souveraineté démocratique, où chacun s’efforce de faire valoir ses propres préférences. Même si le corps délibératif démocratique n’existe qu’après que l’état de nature a été délaissé, il demeure comme emprisonné dans les tendances passionnelles inhérentes à l’état de nature. Et C. Holman de conclure qu’avec la souveraineté démocratique, on a affaire à la « réémergence dans le Commonwealth de la logique de la multitude » (p. 41). Cette idée, comme il l’explique, constitue le cœur de la critique de la démocratie, maintes fois répétée par Hobbes. C’est donc pour éviter cette « réémergence » de l’état de nature que Hobbes s’est ardemment appliqué à empêcher qu’une quelconque « normativité démocratique » puisse trouver de quoi se nourrir dans sa propre théorie. Or il n’y est parvenu ni dans les Elements of Law ni dans le De cive – peut-être même pas dans le Leviathan. Selon C. Holman, c’est ainsi que s’expliquent les disparités entre les différentes versions de sa théorie politique présentées par Hobbes. Tandis que des « contextualistes » tels que Quentin Skinner se sont efforcés de comprendre ce changement en le rapportant aux événements politiques de l’époque et aux bouleversements discursifs qui s’en sont suivis, l’auteur soutient qu’il convient plutôt d’y voir « l’expression d’une autocritique qui prend comme objet la normativité démocratique » (p. 48). Autrement dit, ce changement plonge ses racines dans des considérations conceptuelles plutôt qu’historiques. C’est parce que Hobbes a perçu les insuffisances philosophiques présentes, quoique de manière différente, dans les Elements of Law et le De cive, qu’il a été contraint d’introduire le nouveau vocabulaire de la « représentation » dans le Léviathan. Ce changement fait partie d’un « effort philosophique plus large » (p. 68), qui consiste à refuser à la démocratie toute « légitimité normative unique » (p. 71). De ce point de vue, l’hostilité constante envers « la souveraineté démocratique » (p. 47) constitue une sorte de base conceptuelle à partir de laquelle le sens de l’évolution théorique de Hobbes peut se dégager.

Au vu de cette thèse, il semblera peut-être surprenant que la deuxième partie du livre, intitulée « Conditions démocratique », s’efforce de détailler « les deux conditions ontologiques de l’être démocratique » telles que Hobbes aurait dû les penser, et « qui sont essentielles pour l’instauration pratique de la vie démocratique » (p. 75). Car comment concilier une hostilité de fond envers la démocratie et un effort ardu pour éclaircir les bases conceptuelles de son « être » même ? C’est ici que nous percevons les effets de l’approche de C. Holman qui, comme nous l’avons déjà dit, consiste moins à reconstruire la pensée de Hobbes conformément aux intentions de Hobbes lui-même, qu’à la reconstruire de telle manière qu’elle puisse nous aider à penser la démocratie en tant que telle. C’est dans ce chapitre, où l’auteur se veut le plus innovateur, que nous percevons ce qui constitue peut-être les limites de sa méthode. En effet, le début du livre expliquait que la plupart des commentateurs « démocratiques » de la pensée de Hobbes ont eu tendance à y importer leurs propres critères de ce qui constitue la démocratie. Autant dire qu’ils ont lu les textes de Hobbes en « rabattant leurs propres conceptions particulières sur le schéma hobbesien » (p. 5). Au lieu d’une telle approche anachronique, l’étude énonce qu’il faut « commencer à partir des termes » (p. 6) que Hobbes a lui-même utilisés pour exprimer sa pensée.

Or, au début de cette deuxième partie du livre, C. Holman affirme que les « conditions ontologiques » qu’il va retracer dans l’œuvre de Hobbes sont « requises pour rendre pensable l’idée de la démocratie » (p. 75), sans que l’on sache exactement d’où dérive cette « idée ». En effet, on apprend plus loin que la « première condition de la vie démocratique » se trouve dans « la créativité de l’être humain, reflétée dans l’ouverture à l’altération-de-soi [self-alteration] » qui se révèle à travers la variabilité historique des communautés humaines. Cette créativité, constitutive de la démocratie selon C. Holman, se manifeste dans la capacité humaine d’instituer une manière de vivre ensemble indépendamment d’une quelconque « source transcendante qui pourrait donner la direction d’une telle institution » (p. 139). Pourtant, si Hobbes a bien été attentif à la capacité qu’ont les hommes de « créer » une communauté, ainsi que l’affirme le début du Léviathan, la manifestation d’une telle capacité, au contraire de ce que laisse croire ici l’auteur, n’est certainement pas spécifique à la démocratie. En fait, pour autant que la démocratie tend à détruire les fruits de cette « créativité » en important le conflit au cœur de l’État, lier les deux aspects est conceptuellement douteux.

Même si Christopher Holman nous explique qu’une telle idée de la démocratie se trouve effectivement chez Hobbes, elle semble plutôt relever de la théorie de la démocratie telle qu’elle a été développée par Cornelius Castoriadis, auquel l’auteur se réfère à plusieurs reprises (p. 6-7, 140, 217, 250).

Le même raisonnement vaut pour la conception du « politique » qu’il emploie afin d’expliquer en quel sens la pensée de Hobbes pourrait être qualifiée d’« antipolitique » (p. 151). Il semble clair que si, par « politique », on comprend une sorte de « négociation » plus ou moins antagoniste (p. 152, 154), on n’utilise plus ce terme de la même manière que le faisait Hobbes. Pour ce dernier, c’est l’état de nature qui est conflictuel tandis que l’état civil, au moins idéalement, se caractérise par la paix. Qualifier la pensée de Hobbes d’« antipolitique » n’a de sens qu’à condition de comprendre le terme de « politique » différemment de Hobbes – dont la philosophie, à ses propres yeux, était pleinement « politique ».

Ce que semble alors faire l’auteur, exactement comme ceux dont il dénonce la démarche, c’est interpréter Hobbes à la lumière de ce que lui, et non pas Hobbes, comprend par des termes tels que « politique », « démocratie » ou autres. De là l’ambivalence méthodologique de son approche. Car, du moment où l’on s’efforce d’éclairer l’essence même de la démocratie par la lecture d’une source historique, c’est un problème de méthode assez grave que d’introduire dans cette lecture ses propres concepts dans la mesure où, justement, l’on espérait en apprendre quelque chose de nouveau. Ainsi, il n’est pas tout à fait évident que l’approche de C. Holman puisse vraiment parvenir à ses fins, c’est-à-dire éclairer « l’essence de la démocratie, […] les conditions ontologiques qui structurent la possibilité démocratique et la fondation normative sur laquelle une préférence éthique pour la démocratie pourrait se construire » (p. 2).

Comme il apparaît, cette approche n’est pas sans ambivalences méthodologiques. Cela n’exclut pas que certaines de ses propositions soient assez stimulantes. Par exemple, la deuxième partie explique d’une manière éclairante pourquoi, aux yeux de Hobbes, l’égalité entre les hommes, qu’il affirme à plusieurs reprises, ne doit être comprise ni comme une quelconque « capacité identique de tous à tout faire » ni comme une « possession substantielle de […] caractéristiques similaires », mais comme la capacité d’employer « la rationalité humaine pour atteindre » nos buts particuliers (p. 135). Pour C. Holman, cela implique que nous soyons égaux en ce qui concerne non seulement notre connaissance de nos propres désirs, mais aussi notre capacité à calculer la meilleure manière de les obtenir. Cette proposition assez radicale semble contredire la possibilité de diriger les communautés humaines vers un futur meilleur à l’aide des outils rationnels, conformément à l’espérance de Hobbes. Quand bien même aurait-elle pu interroger ce problème un peu plus profondément, l’analyse de C. Holman reste stimulante.

La troisième partie, intitulée « Éthique démocratique », ne contient qu’un seul chapitre : « Démocratie et loi naturelle ». Elle comporte, à travers une interrogation sur la loi de nature, une considération sur l’absence « d’une substance morale universelle » (p. 147) qui se voit explicitement liée à l’absence de hiérarchie entre nos facultés rationnelles (p. 150). Suivant l’auteur, les lois de nature hobbesiennes sont vides de tout contenu, réserve devant être faite de l’injonction de « préserver […] quelque mode de vie que ce soit » qui caractérise un être particulier. De ce point de vue, Hobbes aurait soutenu une position très spinoziste : le droit dériverait directement de l’effort humain « d’affirmer et d’étendre » sa propre vie (p. 162). Ainsi, la loi de nature ne dit rien d’autre que la nécessité d’obéir à la loi civile qui, à travers le pouvoir du souverain, est là pour préserver la vie des membres de l’État. Et l’étude de conclure que la loi de nature reste entièrement incapable de déterminer positivement la forme ou le contenu d’une quelconque existence sociale réelle. Les lois de nature ne sont que des règles de prudence sans aucun fondement transcendant et s’avèrent inaptes à indiquer la direction que devrait prendre l’existence humaine, sauf pour lui donner l’élan de créer elle-même sa propre trajectoire historique en bâtissant l’État. Les lois de nature n’engagent donc « le potentiel humain pour l’artifice politique » qu’« afin de créer ex nihilo un univers moral » (p. 149). Est ainsi affirmé que l’interprétation hobbesienne des lois de nature, combinée avec l’absence de hiérarchies entre nos facultés rationnelles – ce que Holman nomme notre « égalité-en-différence [Equality-in-Difference] » (p. 101) –, constituerait une source importante pour comprendre « les conditions ontologiques qui font de la démocratie une forme de régime praticable », pour autant que cette forme-ci corresponde à la « généralisation » de la « capacité humaine à instituer dans un monde sans normes pratiques transcendantes » (p. 150). Ici, on retrouve une liaison conceptuelle entre la « créativité » humaine tout court et la démocratie que l’on aurait du mal à trouver telle quelle dans les œuvres de Hobbes. C’est donc particulièrement dans cette troisième partie que l’auteur s’efforce de pratiquer une « mode alternatif […] de l’histoire de la pensée politique » qui consiste à développer des « constellations nouvelles » capables de « produire du contenu normatif » (p. 141) – contenu qui autrement serait resté enfoui. On a déjà vu les ambiguïtés qui semblent inhérentes à une telle approche.

Hobbes and the Democratic Imaginary se base sur une connaissance fine et multilingue de la littérature secondaire, ainsi que des textes même des Hobbes. L’ouvrage contient des interprétations assez intéressantes, notamment en ce qui concerne la conception hobbesienne de l’égalité et sa critique de la démocratie. Pourtant, il reste marqué par une approche méthodologique ambivalente. En fin de compte, il ne réussit pas à convaincre que c’est véritablement chez Hobbes que nous trouverons de réponses éclairantes, pour ne pas dire appropriées, à nos problèmes démocratiques.

 

Esben Korsgaard Rasmussen

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Pour citer cet article : Christopher Holman, Hobbes and the Democratic Imaginary, New York, SUNY Press, 2022, 319 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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