Auteur : Laurent Thirouin

FRIGO, Alberto, L’esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour. Préface de Vincent Carraud, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2016, 295 p.

Imaginons un livre qui n’aborderait jamais son sujet, et qui l’aurait néanmoins intégralement traité en touchant à sa conclusion. Il y a quelque chose de ce tour de prestidigitation intellectuel dans l’ouvrage d’A. Frigo. Sous le titre L’esprit du corps, l’A. entend définir une « doctrine pascalienne de l’amour ». La tâche est ambitieuse – le sous-titre l’atteste – et plus ou moins paradoxale, tant il a pu sembler que Pascal [= P.] se tenait à l’écart de telles préoccupations. Après avoir signalé l’ineffable existence d’un troisième ordre, l’auteur des Pensées semble s’être abstenu d’en déployer l’économie. L’ordre du cœur (ou de la charité) surplomberait l’œuvre comme un quasi impensable, appelé à demeurer un impensé. L’A. tient au contraire que P. a bien cherché à penser le contenu de cet ordre. L’objet de cette étude est de le prouver.

P. cependant est à peu près absent des trois premiers chapitres, et son inscription dans le volume se limite presque à une seule liasse des Pensées – l’avant-dernière des liasses classées, qui porte pour titre « Morale chrétienne » et qui roule principalement autour du théologoumène paulinien du corps et des membres. L’A. postule que ces quelques fragments sont dotés d’une cohérence propre, qui autorise à les considérer pour eux-mêmes, sans chercher prioritairement à les replacer à l’intérieur des Pensées, mais en s’attachant d’abord, par une démarche historique, à les situer au sein d’une tradition large, pour en déceler la portée proprement théorique et l’originalité. Le travail s’organise ainsi selon une progression concentrique. Le premier contexte à établir est théologique, avec la pérégrination lexicale du syntagme corpus mysticum de l’eucharistie vers l’ecclésiologie, jusqu’à ce qu’il s’impose comme un terme technique pour désigner l’Église, avant de connaître une nouvelle mutation d’ordre politique, et de qualifier toute communauté qui ne se réduit pas à un simple agrégat empirique d’individus. Après cet examen historique des vicissitudes du corpus mysticum, le parcours devient pleinement théologique en compagnie principalement de Bérulle, pour qui le mode d’être de la créature est purement relationnel : il consiste à subsister dans le corps mystique. De l’ecclésiologie et la théologie, l’A. passe enfin au dernier contexte – philosophique. Référence évidente, l’apologue de Menenius Agrippa, sur les membres et l’estomac, est considéré à travers les multiples échos philosophiques qu’il a suscités, chez Épictète, Du Vair, Senault. Mais c’est à D. que le chapitre 3 fait la part principale, et au Traité des Passions, dont la définition de l’amour annonce et rend même possibles les élaborations pascaliennes.

Il ne faudrait pas se laisser décontenancer par la discrétion de la référence à P. pendant cette bonne moitié de l’ouvrage. Le souci d’établir rigoureusement le cadre historique, théologique, philosophique du débat reste en permanence orienté vers une lecture des Pensées. Le chapitre consacré à Bérulle pose ainsi la question d’un mode d’être en Dieu, ne passant pas par la transformation ou la confusion. La notion de corps mystique est le dispositif conceptuel qui permet à l’oratorien de penser en toute rigueur une union impliquant à la fois dépendance et liaison, à l’imitation de l’unité qu’il y a en la Divinité (p. 84). Par le filtre de Saint-Cyran, qui exploite ces intuitions spirituelles dans un sens plus ecclésiologique, devient évident combien cette primauté radicale accordée à la relation (plus essentielle à la créature que son existence même) a pu éclairer les choix de P. – le conduire à penser la subsistence métaphysique sous la catégorie de la relation. Mais cette consonance avec Bérulle et Saint-Cyran permet aussi de pointer une divergence capitale (p. 231). On vérifie là tout l’intérêt de la méthode de l’A. et des détours qu’il semble imposer à son lecteur. C’est qu’à la différence de l’oratorien, le souci premier de P. est de concevoir la figure du membre séparé. Il « s’intéresse à la logique de l’égarement qui gouverne la posture du ‘membre séparé’ » (p. 228). Car le membre inconscient de son appartenance échoue à penser son être propre. Il est insensible à son propre bonheur, s’enferme dans une haine qui s’ignore. Là où Bérulle condamnait, où saint Paul donnait à voir une complémentarité, P. élabore comme une phénoménologie de l’amour-propre.

La chose est rendue possible par l’invention, qui lui est propre, des membres pensants : « un corps plein de membres pensants » (S 401). L’image organiciste léguée par Agrippa et perpétuée par ses héritiers est de nature strictement binaire : on peut être ou n’être pas dans le corps, avec les conséquences qui s’ensuivent. La démarche de P. est tout autre. Elle s’attache à considérer le membre séparé, l’aveuglement de celui qui appartient au corps sans réaliser son appartenance – non pas un membre séparé, mais un « membre qui se pense en tant que séparé et donc qui vit dans l’indifférence à son union » (p. 123). Autrement dit, l’image des membres et du corps doit permettre de penser l’amour et sa logique. De fait, le corps humain physique apparaît comme un corps qui se méconnaît. Et la métaphore n’est valable que comme une figure imparfaite de la corporéité véritable, celle-là même que P. cherche à définir.

D. fait ici figure de principale source – ou du moins de véritable occasion. C’est le caractère proprement inédit de la définition cartésienne de l’amour qui valide le rapprochement avec P. Face à la tradition, qui distingue l’amour de bienveillance et l’amour de convoitise, D. théorise l’univocité radicale de l’amour. Et même si l’article 83 des Passions de l’âme semble reconduire une hiérarchie des amours selon les objets (supra nos, juxta nos, infra nos), l’A. démontre comment il fait passer en réalité d’un ordre objectif (l’ordre thomiste) à un ordre subjectif, qui maintient l’amour comme passion fondamentalement une. La conclusion de cet article 83 aurait sans doute, à cet égard, mérité une attention un peu plus soutenue, tant cette logique de proportions, au sein d’un unique corps composite, corrobore les analyses proposées ici.

Pour A. Frigo, la rupture avec la tradition est telle qu’une coïncidence avec P. sur cette définition de l’amour vaut quasi reconnaissance de dette. Y a-t-il ici véritablement un usage de D. par P. ? La question est somme toute assez vaine, et ne retiendra qu’une histoire fétichiste de la philosophie. Que la liasse « Morale chrétienne » soit ou non issue d’une lecture des Passions de l’âme, l’A. montre que deux grands gestes philosophiques de P. trouvent leur plénitude de sens à la lumière de D. : (1) une pensée de l’amour qui conduit à régler (à fixer le vrai usage) ; (2) un passage par l’imagination – laquelle est un dispositif (au même titre que l’épreuve de la maladie) pour sortir de l’insensibilité (p. 210). Rien de moins imaginaire que cette imagination, puisque le règlement de l’amour dépend effectivement de l’élaboration d’une image : l’image d’un tout dont on se considère une partie. Le mythe de l’androgyne, auquel on ne peut s’empêcher ici de penser, serait parfaitement impropre pour représenter l’union de volonté, en laquelle D. situe l’amour. La mise au point de l’A. sur ce rapprochement est particulièrement bienvenue. Il importe de distinguer entre une image du tout et des parties qui vise à décrire les effets du désir et d’autre part l’imagination d’un tout par laquelle on se perçoit comme partie.

La liasse « Morale chrétienne » des Pensées se donne ainsi comme « une synthèse magistrale sur les rapports entre amour et unité » (p. 205). La définition cartésienne de l’amour conduit nécessairement à un questionnement sur les formes que peut prendre l’unité. Et pour l’A., l’ecclésiologie est le lieu par excellence d’élaboration d’une pensée de l’unité – un lieu qui n’a pas d’égal à l’âge classique. Cette intuition fondatrice est amplement validée ici par les développements du chap. 4 sur l’ecclésiologie pascalienne, qui confirment parfaitement les analyses précédentes, tout en signalant le passage naturel qui s’opère de l’ecclésiologie à la politique. En soutenant une nouvelle définition de l’Église, une nouvelle doctrine de l’unité ecclésiale (p. 265) qui ne penserait plus l’Église comme une societas ordonnée sub uno, P. effectue un changement d’horizon de toutes les questions théologico-politiques.

Dans cette brillante synthèse, deux questions demeurent pendantes à mon sens. Elles auraient justifié dans ce cadre critique un traitement plus attentif. – La première concerne la liasse des Pensées dont sont issus la plupart des fragments commentés. Que signifie exactement le titre « morale chrétienne » qui lui est donné par P., et surtout quelle est la cohérence de cette liasse ? Les développements sur les « membres pensants » y côtoient une méditation sur la superstition au regard de la dévotion (S 398-400), ou encore sur la double capacité de l’homme de recevoir ou de perdre la grâce (S 386). L’A. remarque que les éditeurs de Port-Royal, les premiers, ont isolé les textes sur les membres pensants. Mais les rapprochements thématiques sont souvent trompeurs chez P., et toujours insuffisants, tandis que les ensembles élaborés dans le classement de 1658 se révèlent riches de sens, si l’on accepte de les prendre en considération. – Mon deuxième regret concerne le fragment S 339 sur les trois ordres, grand absent de ce travail. Il est à peine abordé en conclusion (p. 266), comme une pensée moindre, qui se contenterait de situer le troisième ordre sans chercher encore à lui donner un contenu. Le geste critique est fort, qui consiste à rendre toute leur valeur à des pensées de P. laissées pour compte, et à en faire le cœur d’une doctrine de l’amour. Est-il fatal que cette rectification s’opère au détriment de la grande réflexion sur l’ordre de la charité ? Une articulation des deux moments reste nécessaire.

L’étude d’A. Frigo est de ces grands livres qui créent et imposent leur cadre de réflexion. Par l’ampleur de ses perspectives, par la précision de ses analyses, il s’installe d’emblée comme une référence essentielle. Sur la compréhension de l’idéal moral de P., mais aussi sur son anthropologie et plus généralement sur une doctrine de l’amour à l’âge classique, il est permis de regarder cet ouvrage comme fondateur.

Laurent THIROUIN

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Pour citer cet article : Laurent THIROUIN, « FRIGO, Alberto, L’esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour. Préface de Vincent Carraud, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2016, 295 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.