Auteur : Louis Rouquayrol
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Tweyman, Stanley, Method, Intuition, and Meditation in Descartesâ Meditations on First Philosophy, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2023, 171 p.
La question classique du rapport entre mĂ©thode et mĂ©taphysique â câest-Ă -dire essentiellement la question de la place des procĂ©dures de connaissance dĂ©crites par les Regulae ad directionem ingenii dans « lâordre des raisons » propre aux Meditationes de prima philosophia â est au cĆur de cet ouvrage dont certains chapitres, publiĂ©s sous la forme dâarticles, ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© signalĂ©s (BC XVI, p. 25 ; BC XIX, p. 46) ou commentĂ©s (BC XII, p. 36 et p. 41). Prenant pour point de dĂ©part la dĂ©claration selon laquelle Descartes aurait « trouvĂ© comment on peut dĂ©montrer les vĂ©ritĂ©s mĂ©taphysiques dâune façon qui est plus Ă©vidente que les dĂ©monstrations de la gĂ©omĂ©trie » (Ă Mersenne, 15 avril 1630, AT I, 144), lâouvrage fait lâhypothĂšse que la mĂ©thode dâinspiration mathĂ©matique des Reg. ne sâapplique pas en mĂ©taphysique. Quelle pourrait bien ĂȘtre alors cette mĂ©thode, sinon la « mĂ©thode dâanalyse » dans laquelle « il y a toujours un aspect de dĂ©couverte par soi-mĂȘme [self-discovery], dans laquelle le lecteur a affaire aux mĂȘmes idĂ©es innĂ©es que celles dont sâoccupe Descartes » grĂące Ă une lutte impitoyable contre les sens et les prĂ©jugĂ©s (p. 9)â ? La thĂšse, exprimĂ©e dans le premier chapitre (« The Method of Geometry and the Method of the Meditations »), est, on sâen doute, fondĂ©e sur la cĂ©lĂšbre distinction des IIae Responsiones entre « analyse » et « synthĂšse » (AT VII, 155-157). Elle constitue le fil conducteur Ă partir duquel lâouvrage sâengage, en cinq chapitres, dans une relecture des cinq premiĂšres Meditationes â la PremiĂšre mĂ©ditation recevant un traitement assez proche, dans lâesprit, de celui que lui rĂ©servait Harry Frankfurt (chapitre 2 : « The First Meditation: Beginning the Quest for the First Principles of Human Knowledge through the Senses »). Notons que câest, en quelque sorte, en opĂ©rant une sĂ©rie de glissements que lâauteur Ă©labore sa thĂšse : Ă lâidĂ©e selon laquelle il y a dans les RĂšgles une mĂ©thode dâinspiration mathĂ©matique, il substitue celle selon laquelle cette mĂ©thode est « la mĂ©thode des mathĂ©matiques » ; cette « mĂ©thode des mathĂ©matiques » est reconduite Ă la « synthĂšse » telle que Descartes la caractĂ©rise en 1641 ; enfin, lâanalyse qui est une « maniĂšre de dĂ©montrer » (ratio demonstrandi) ou une « voie » (via) est sans autre forme de procĂšs caractĂ©risĂ©e comme une « mĂ©thode » Ă part entiĂšre, sans que le concept de « mĂ©thode » soit vĂ©ritablement Ă©lucidĂ©, ni le problĂšme de lâunitĂ© de ce concept dans le corpus vĂ©ritablement posĂ©. Ces glissements nâempĂȘchent toutefois pas lâauteur de procĂ©der Ă une relecture approfondie des Meditationes, tout en donnant une sĂ©rie dâaperçus suggestifs sur tel ou tel point nodal de lâitinĂ©raire mĂ©taphysique. Parmi les nombreux lieux cartĂ©siens Ă©voquĂ©s, on retiendra surtout les deux suivants qui, dans une large mesure, organisent le propos : les dĂ©monstrations de lâexistence de Dieu, dâune part, et dâautre part la validation de la rĂšgle gĂ©nĂ©rale de vĂ©ritĂ©.
Dans une lecture qui ne se propose pas de distinguer lâauteur (Descartes) et le sujet (mĂ©ditant) des Meditationes, S. Tweyman, aprĂšs avoir insistĂ© sur le caractĂšre intuitif de la saisie du cogito (chap. 3 : « Descartes Proofs of His Existence »), estime que lâĂ©criture analytique des MĂ©ditations laisse une place, en sus de lâintuition, pour une autre « facultĂ© cognitive » : la « mĂ©ditation » (p. 10-11). Le chapitre 4 (« Knowing God through Meditation ») Ă©labore cette distinction entre « intuition » et « mĂ©ditation » en optant pour une lecture forte de la fin de la Meditatio III : il ne sâagirait plus lĂ , comme dans le cogito, de saisir par intuition un lien nĂ©cessaire entre deux notions mais, par une contemplation toujours plus approfondie, de sâapercevoir que « lâidĂ©e de Dieu est contenue dans lâidĂ©e que [Descartes] a de lui-mĂȘme en tant que chose pensante » (p. 63). Le caractĂšre mĂ©ditatif, voire « esthĂ©tique », de cette saisie de lâidĂ©e de Dieu, sâautorise Ă©galement de la comparaison avec la technique du peintre Apelle : tout comme le style du peintre est lisible Ă mĂȘme son Ćuvre, lâidĂ©e de Dieu se dĂ©chiffre par une marque laissĂ©e dans la crĂ©ature (Vae Resp., AT VII, 372). Ceci conduit lâĂ©tude Ă soutenir que les deux versions de la preuve a posteriori de lâexistence de Dieu Ă©chouent Ă nous procurer lâintuition que Dieu est le crĂ©ateur de la res cogitans. DâoĂč le nĂ©cessaire dernier paragraphe de la Meditatio III, dont la prĂ©sence indique que si « une relation spĂ©ciale existe entre lâidĂ©e de Dieu et lâidĂ©e du moi comme chose pensante, [âŠ] cette relation spĂ©ciale ne peut pas ĂȘtre Ă©tablie par la raison ». Elle doit lâĂȘtre par la « mĂ©ditation » (p. 65). ConformĂ©ment Ă la mĂ©thode analytique, les deux preuves a posteriori jouent seulement le rĂŽle dâune prĂ©paration mentale, qui met lâesprit en situation de mĂ©diter sur le rapport entre res cogitans et Dieu (p. 74). Cette lecture, quâon pourrait qualifier (faute de mieux) dâ« irrationaliste », ne sâarrĂȘte cependant ni sur les Ă©carts importants avec le texte latin ni sur le retour, avec lâacies ingenii (AT VII, 52, l. 15), dâun vocabulaire propre aux Regulae au cĆur du moment de « contemplation » par le sujet mĂ©ditant de lâidĂ©e de Dieu.
Le chapitre 6 (« Descartesâ Knowledge of God in the Fifth Meditation and the Divine Guarantee ») reproduit, concernant le caractĂšre mĂ©ditatif (et non intuitif) de la connaissance de Dieu dans la Meditatio V, une argumentation similaire Ă celle conduite pour la Med. III. Il engage en outre, et de concert avec le chapitre 5 (« God, Mathematics, and Clear and Distinct Ideas »), une relecture de la validation de la rĂšgle gĂ©nĂ©rale de vĂ©ritĂ© â dont il est opportunĂ©ment rappelĂ© au moyen de la Synopsis (AT VII, 15) quâelle nâintervient quâavec la Meditatio IV. Lâauteur juge en effet que la Meditatio IV relance lâhypothĂšse du malin gĂ©nie : quand bien mĂȘme nous saurions que Dieu ne peut pas vouloir nous tromper, il reste Ă montrer que câest bien lui qui a « crĂ©Ă© toutes les idĂ©es claires et distinctes » (p. 106-107). Dans les Meditationes IV et V, tout se passe donc comme si Descartes dĂ©veloppait progressivement le sens et le champ dâapplication de sa rĂšgle gĂ©nĂ©rale, jusquâĂ prendre en compte les « intuitions et dĂ©ductions mathĂ©matiques » (p. 111).
Lâouvrage sâachĂšve avec un certain nombre de perspectives critiques qui portent en particulier sur le problĂšme du cercle et la dĂ©monstration de lâexistence de Dieu, avant une longue bibliographie (p. 121-159). Cette derniĂšre tient compte de certains travaux rĂ©cents sur la mĂ©thode et la mĂ©taphysique ; on pourrait regretter que ces travaux ne soient jamais discutĂ©s, ce qui sâexplique bien entendu par le caractĂšre parfois ancien des contributions rassemblĂ©es dans ce volume. Cela dit, on apprĂ©ciera un ouvrage qui, tout en combinant la rigueur de la reconstruction analytique avec une comparaison, sur chaque point commentĂ©, des textes pertinents du corpus, offre une interprĂ©tation Ă la fois cohĂ©rente et globale des Meditationes de prima philosophia.
Louis Rouquayrol (CNRS, Lyon/Oxford)
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Pour citer cet article : Tweyman, Stanley, Method, Intuition, and Meditation in Descartesâ Meditations on First Philosophy, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2023, 171 p., in Bulletin cartĂ©sien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 223-224.
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Dika, Tarek R., Descartesâs Method. The Formation of the Subject of Science, Oxford, Oxford University Press, 2023, 416 p.
AprĂšs The Method of Descartes de Leslie John Beck (1952) et Sur lâontologie grise de Jean-Luc Marion (1975), les Regulae ad directionem ingenii connaissent, avec Descartesâs Method. The Formation of the Subject of Science, leur troisiĂšme commentaire prĂ©tendant Ă lâexhaustivitĂ©. Ce dernier tranche avec ses deux prĂ©dĂ©cesseurs sous au moins trois rapports. Il sâinstruit tout dâabord dâune connaissance minutieuse du « manuscrit de Cambridge » dĂ©couvert en 2011 par Richard Serjeantson et rĂ©cemment publiĂ© (intr., Ă©d. et notes par R. Serjeantson et M. Edwards, OUP, 2023). Ensuite, il sâoppose nettement Ă une thĂšse partagĂ©e par L. B. Beck et J.-L. Marion selon laquelle « la mĂ©thode de Descartes nâest pas un habitus dans la mesure oĂč [âŠ] les habitus scientifiques se distinguent par leurs objets respectifs » (« the Beck-Marion thesis », p. 54-55). Enfin, ce commentaire ne restitue pas la substance des RĂšgles pour la direction de lâesprit selon « lâordre du texte » â que lâon sait nâĂȘtre pas exempt dâun certain nombre dâaccidents que lâanalyse gĂ©nĂ©tique permet en partie dâĂ©lucider â mais « selon lâordre des problĂšmes Ă rĂ©soudre pour apprendre la mĂ©thode » (p. xvii). Reprenons, comme fil conducteur, ces trois points.
Il va sans dire que lâexploration du « manuscrit de Cambridge » (ci-aprĂšs : C.) aide Ă affiner notre connaissance de la genĂšse des RĂšgles. C. donne indubitablement Ă lire une version antĂ©rieure (situĂ©e ici en « 1627 au plus tĂŽt ») par rapport aux sources connues jusquâĂ prĂ©sent (lesquelles offrent un texte datant de « 1629 au plus tard » â cf. « Appendix. Descartesâs Rules: Manuscripts, Dates, and Title(s) », p. 353-356). Sans jamais apporter de changement fondamental dans les perspectives dâinterprĂ©tation, ce manuscrit permet cependant de confirmer tel ou tel aspect de la dĂ©monstration. Ainsi (p. 74-75), lâapparition tardive de la thĂ©orie des « natures simples » explique, selon T. Dika, lâabsence du dĂ©but de la Reg. I dans C. (AT X, 359, 8-360, 22) â le lien entre dĂ©nombrement des objets de la connaissance dans la RĂšgle XII et conception unifiĂ©e de la science dans la RĂšgle I se trouvant au cĆur de la thĂšse que dĂ©fend lâauteur (voir infra). De mĂȘme (p. 137-140), lâidentification de la mathesis universalis avec la thĂ©orie des proportions se voit confirmĂ©e par lâapparition plus tardive, dans les autres sources, Ă la fois de la derniĂšre partie de la Reg. IV (sur la mathesis universalis) et de la fin de la Reg. VI (sur la thĂ©orie des proportions). Enfin, lorsque lâĂ©tude soutient lâidĂ©e dâune « forme de dualisme corps-esprit » dans les Reg., quâil dĂ©duit des caractĂ©ristiques (simplicitĂ©, indivisibilitĂ©, indĂ©pendance, etc.) de la vis cognoscens quâĂ©numĂšre la Reg. XII, les nuances parfois imperceptibles de C. permettent de polir sa lecture. Autrement dit : de suivre lâĂ©laboration progressive dâune thĂšse qui, Ă partir dâune opposition primitive entre vis cognoscens et phantasia (« Concipiendum est vim illam, per quam res cognoscimus esse aliquid in nobis [a] phantasia non minus distinct[a]m quam sit oculus, vel manus » [Ă©d. de C. citĂ©e supra, p. 228]), ouvre la voie Ă une distinction plus ferme, et destinĂ©e Ă ĂȘtre encore renforcĂ©e en contexte mĂ©taphysique, entre lâesprit et le corps (« Quinto denique, concipiendum est, vim illam, per quam res proprie cognoscimus, effe pure spiritualem, atque a toto corpore non minus distinctam, quam sit fanguis ab osse, vel manus ab oculo » [AT X, 415, 13-16]).
Quant Ă la thĂšse de lâouvrage, elle combine simplicitĂ© et fĂ©conditĂ©, pour autant quâelle engage une relecture de la totalitĂ© des Regulae Ă partir dâune redĂ©finition claire et originale de la mĂ©thode de Descartes : celle-ci constitue « une disposition cognitive ou un habitus permettant de rĂ©soudre des problĂšmes, qui peut ĂȘtre actualisĂ©e de diverses maniĂšres bien dĂ©finies, toujours en fonction des paramĂštres du problĂšme Ă rĂ©soudre » (p. xvii). Deux consĂ©quences importantes sâensuivent. â Dâune part, la prĂ©tention de la mĂ©thode Ă lâuniversalitĂ© nâimplique pas, comme la quasi-totalitĂ© des commentateurs a pu le soutenir (voir p. 4, n. 3), lâuniformitĂ© de cette mĂ©thode, câest-Ă -dire lâunitĂ© des rĂšgles et des procĂ©dĂ©s employĂ©s pour rĂ©soudre des problĂšmes, quelle que soit par ailleurs la nature de ces problĂšmes (« Introduction : Descartesâs Method. Universality without Uniformity »). Face au constat nĂ©cessaire de la grande diversitĂ© de ces rĂšgles et procĂ©dĂ©s Ă lâĆuvre dans la science cartĂ©sienne (mĂ©taphysique comprise), de deux choses lâune : ou bien lâon se figure que Descartes a abandonnĂ©, changĂ© ou renoncĂ© Ă sa mĂ©thode ; ou bien, sâattachant Ă une certaine idĂ©e de lâunitĂ© de la pensĂ©e cartĂ©sienne dans la diversitĂ©, on soutient que la mĂ©thode est fondamentalement plastique, toujours adaptĂ©e dans son usage aux matiĂšres quâil sâagit dâexaminer. Câest ce quâautorise la notion dâhabitus, un habitus Ă©tant acquis par la rĂ©pĂ©tition de pratiques et dâexercices divers, lesquels produisent chez le sujet de la science une disposition durable Ă faire bon usage de ses opĂ©rations intellectuelles (intuition, dĂ©duction, Ă©numĂ©ration). Loin dâĂȘtre toujours le mĂȘme, cet usage non seulement sâadapte aux diffĂ©rentes occasions que rencontre le sujet de la science dans sa vie intellectuelle, mais il requiert encore quâĂ chaque fois toutes les ressources de lâesprit soient dĂ»ment mobilisĂ©es. Pour ces deux raisons, « lâhabitus scientifique cartĂ©sien est Ă bien des Ă©gards structurellement analogue Ă la phronesis aristotĂ©licienne » (p. 53). â Dâautre part, la mĂ©thode ainsi dĂ©finie innerve toute la production scientifique de Descartes, des Regulae jusquâaux Passions de lâĂąme. De ce point de vue, le onziĂšme et ultime chapitre (« Descartesâs Method after Rules ») est notamment dĂ©diĂ© Ă une rĂ©futation de la thĂšse de Daniel Garber selon laquelle, aprĂšs le Discours de 1637, la mĂ©thode des Regulae, entiĂšrement orientĂ©e vers la rĂ©solution de quaestiones particuliĂšres, serait abandonnĂ©e au profit dâune approche de la connaissance par systĂšme (voir en particulier D. Garber, « Descartes and Method in 1637 », in Descartes Embodied, 2001, p. 33-51, trad. fr. par O. Dubouclez, Corps cartĂ©siens, Paris, Puf, 2004, p. 53-74). Un simple survol de la production de Descartes aprĂšs 1629 montre pourtant que (a) la culture mĂ©thodique des opĂ©rations de lâesprit continue de jouer un rĂŽle essentiel, tandis que (b) la formation, avec les Principia, dâune philosophie systĂ©matique, nâempĂȘche pas que le systĂšme soit « constituĂ© par la rĂ©solution dâune sĂ©rie de problĂšmes particuliers dans le bon ordre » (p. 330) : on retrouve lĂ les deux volets de la dĂ©finition, par T. Dika, de la mĂ©thode cartĂ©sienne (câest-Ă -dire (a) disposition ou habitus Ă (b) rĂ©soudre des problĂšmes). Du reste, le concept de « science » nâarticule-t-il pas toujours, chez Descartes, « une habiletĂ© Ă rĂ©soudre toutes les questions » (selon la cĂ©lĂšbre dĂ©finition de la lettre Ă Hogelande du 8 fĂ©vrier 1640, AT III, 722) et une sĂ©rie de propositions disposĂ©es dans le bon ordre (p. 59-61)â ?
Venons-en Ă la structure de lâouvrage. Un premier chapitre (« The Habitual Unity of Individual Science: Aquinas to Suarez ») dresse un Ă©tat des lieux des dĂ©bats entre les scolastiques (de Thomas dâAquin Ă SuĂĄrez) sur la possibilitĂ© dâarticuler une conception unifiĂ©e de la science avec une thĂ©orie des habitus scientifiques. Est ensuite localisĂ©e chez Descartes une rupture capitale (chapitre 2 : « The Habitual Unity of Science. Descartes ») : la levĂ©e de lâinterdit aristotĂ©licien de la sortie hors du genre (metabasis), grĂące Ă la thĂ©orie des natures simples (garantissant lâhomogĂ©nĂ©itĂ© des objets de la science). DĂšs lors, les RĂšgles peuvent garantir lâunitĂ© de la science par lâunitĂ© de lâhabiletĂ© Ă rĂ©soudre toutes sortes de problĂšmes, habitus ou habiletĂ© en quoi consiste la mĂ©thode. Moyennant quoi lâenseignement de la Reg. I est clair : « en rĂ©solvant un problĂšme dans une science, je perfectionne ma capacitĂ© Ă rĂ©soudre des problĂšmes dans dâautres sciences » (p. 61) â situation proprement impensable pour les scolastiques, la thĂ©orie de lâincommunicabilitĂ© des genres entraĂźnant plus ou moins fatalement la dispersion des objets de la science et la diversification des habitus scientifiques affĂ©rents. Bien entendu, la Reg. I enseigne Ă©galement que les vertus intellectuelles « ne doivent pas ĂȘtre comparĂ©es aux habitus corporels » (p. 59), mais lâerreur de L. B. Beck et J.-L. Marion est, au fond, dâavoir voulu « jeter le bĂ©bĂ© avec lâeau du bain » : Descartes transforme les habitus scolastiques « en les soustrayant Ă la thĂ©orie plus large de la science dans laquelle ils Ă©taient jusquâalors intĂ©grĂ©s » (p. 67). Il suffit, pour sâen rendre compte, de tourner son attention vers la prolifĂ©ration dans les RĂšgles du vocabulaire des « exercices », des « pratiques », etc., qui font de la mĂ©thode un « art » appelĂ© à « cultiver » lâesprit en produisant en lui des dispositions intellectuelles durables.
La thĂšse Ă©tant posĂ©e, le plan sâensuit naturellement : il conviendra de reconstruire les diffĂ©rents degrĂ©s de culture par lesquels lâesprit est susceptible de passer, plutĂŽt que de suivre lâenchaĂźnement des Reg. dans leur ordre propre. Lâouvrage commence donc (chapitre 3 : « The Operations of the Method: Intuition, Deduction, and Enumeration ») par dĂ©crire les trois opĂ©rations fondamentales que sont lâintuition, la dĂ©duction et lâĂ©numĂ©ration, en prĂ©cisant que « ces opĂ©rations ne produisent aucune science tant que lâon ne maĂźtrise pas leur dĂ©ploiement coordonnĂ© pour rĂ©soudre des problĂšmes particuliers » (p. 64). Les exercices ordinaires que dĂ©crivent les Reg. IX et X donnent Ă lâesprit dans lâusage de ses opĂ©rations un premier degrĂ© de culture, que viendra renforcer lâobservation scrupuleuse des implications scientifiques de la thĂ©orie des proportions, la mathesis universalis Ă©tant alors conçue comme une science propĂ©deutique (chapitre 4 : « The Culture of the Method: The Methodological Function of Mathesis Universalis »). Il sâagira ensuite dâappliquer les procĂ©dures mĂ©thodiques ainsi acquises au problĂšme de la connaissance lui-mĂȘme : câest lâenjeux des Reg. VIII et XII, qui conjuguent une connaissance des limites de la connaissance humaine (chapitre 5 : « Defining the Problem of the Limits of Knowledge in Rules ») et une thĂ©orie des facultĂ©s de lâesprit (chapitre 6 : « Descartesâs Theory of the Faculties in Rules ») comme des objets de la science (chapitre 7 : « Descartesâs Theory of the Objects of Knowledge in Rules »). AprĂšs une station dans les dĂ©bats sur le dualisme des RĂšgles (chapitre 8 : « The Origins of Cartesian Dualism in Rule 12 »), lâauteur envisage successivement la question des « problĂšmes parfaitement compris », câest-Ă -dire : les mathĂ©matiques (chapitre 9 : « Perfectly Understood Problems: Method and Mathematics in Rules 13-21 »), puis, avec lâexemple de la ligne anaclastique dans la RĂšgle VIII, la question des « problĂšmes imparfaitement compris » (chapitre 10 : « Imperfectly Understood Problems: Descartesâs Deduction of the Law of Refraction and the Shape of the Anaclastic Lens in Rule 8 »).
Ce simple survol des chapitres doit permettre de donner la mesure dâun parcours exemplaire par sa maĂźtrise, oĂč lâĂ©rudition historique le dispute Ă la prĂ©cision de lâanalyse, et oĂč la connaissance du corpus cartĂ©sien dans sa diversitĂ© comme la facilitĂ© Ă circuler dâun texte Ă un autre rivalisent avec une frĂ©quentation impeccable de la littĂ©rature secondaire. Cette volontĂ© dâexhaustivitĂ© conduit parfois T. Dika, dans tel ou tel chapitre, Ă perdre de vue le fil conducteur de sa thĂšse et sa conception de la mĂ©thode comme « habiletĂ© Ă rĂ©soudre toutes sortes de questions ». Il nâempĂȘche : lorsque câest le cas, le lecteur nâa plus entre les mains une trĂšs bonne monographie mais, sans beaucoup perdre au change, une trĂšs utile introduction aux Regulae et aux dĂ©bats interprĂ©tatifs qui les traversent.
Lâouvrage, qui constitue Ă nâen pas douter la nouvelle rĂ©fĂ©rence sur le sujet, ne manquera pas Ă lâavenir dâĂȘtre discutĂ© dans son dĂ©tail foisonnant ; on se contentera donc, pour terminer cette recension, de mentionner une ambiguĂŻtĂ© et ce qui nous apparaĂźt comme une omission. LâambiguĂŻtĂ© concerne lâidentitĂ© du sujet (ou « opĂ©rateur ») de la mĂ©thode. Selon lâauteur, il sâagit de lâingenium (p. 62-67). Mais, dâune part, la relation entre lâingenium et la bona mens des Reg. I et VIII nâest jamais spĂ©cifiĂ©e : nây a-t-il pas de bonnes raisons de penser que, chez Descartes, le « bon sens » constitue, comme puissance de faire un bon usage de nos facultĂ©s, lâinstance cultivante, et lâingenium ce quâil sâagit de cultiver ou de perfectionnerâ ? Dâautre part, est sous-estimĂ© le caractĂšre pour ainsi dire pĂ©dagogique de la mĂ©thode : celle-ci permet non seulement de rĂ©soudre des problĂšmes, mais encore dâexposer leurs solutions de telle maniĂšre que, par la mise en ordre des notions, par lâĂ©limination des donnĂ©es non pertinentes et par la progressivitĂ© dans la complexitĂ© des objets de la connaissance, tout esprit puisse parcourir sans effort une sĂ©rie dĂ©ductive en faisant usage de sa capacitĂ© dâintuition, de dĂ©duction et dâĂ©numĂ©ration. Lorsque lâauteur Ă©crit â la dĂ©claration nâest pas isolĂ©e â que chez Descartes « les habitus scientifiques sont entiĂšrement basĂ©s sur une seule opĂ©ration : lâintuition » (p. 66), il nous semble que Tarek Dika tend Ă confondre deux choses que Descartes cherche soigneusement Ă distinguer : « lâinvention dâun ordre », qui « exige beaucoup dâindustrie » (câest ce quâenseigne la mĂ©thode), et la connaissance de cet ordre constituĂ©, qui « ne comporte absolument aucune difficulté » (Reg. XIV, AT X, 451, 9-13). Or, si lâintuition (et la dĂ©duction, qui potentiellement sây rĂ©duit) sâexerce et se cultive par la connaissance dâun ordre dĂ©jĂ constituĂ© (dâoĂč le caractĂšre pĂ©dagogique de la mĂ©thode), elle est de peu dâusage dans lâinvention dâune solution Ă un problĂšme complexe oĂč toutes sortes de dispositions, dâopĂ©rations et de procĂ©dĂ©s industrieux sont Ă mettre en Ćuvre (Ă©numĂ©rer des expĂ©riences, simplifier une difficultĂ©, utiliser des signes Ă©crits, etc.). â Quant Ă lâomission, elle concerne lâexamen des obstacles (cognitifs, mais aussi culturels et sociaux) Ă lâacquisition dâun habitus scientifique. Les Regulae multiplient analyses et exemples qui dessinent la situation dĂ©sastreuse dans laquelle se trouve, Ă lâorigine, un esprit souhaitant se cultiver : ne faudrait-il pas quâune Ă©tude des vertus intellectuelles chez Descartes sâattache Ă concevoir ces vertus comme autant de conquĂȘtes ou, si lâon prĂ©fĂšre, comme autant de batailles menĂ©es et remportĂ©es contre un ensemble de vices, dâinstitutions et de pratiques intellectuelles nĂ©fastesâ ?
Ces remarques nâont nullement vocation Ă rabattre la rigueur, la profondeur et lâaudace dâun travail indiscutablement dĂ©cisif, dont il convient de saluer pour finir quâil soit rĂ©digĂ© avec le plus haut degrĂ© de clartĂ© et de distinction.
Louis Rouquayrol (CNRS, Lyon/Oxford)
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Pour citer cet article : Dika, Tarek R., Descartesâs Method. The Formation of the Subject of Science, Oxford, Oxford University Press, 2023, 416 p., in Bulletin cartĂ©sien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 200-204.
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Thomas Holden, Hobbesâs Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2023, 240 p.
La religion de Hobbes, câest-Ă -dire aussi la religion selon Hobbes introduit Ă des questions fascinantes. Car il faut bien dire que les Ă©noncĂ©s du philosophe anglais sur le sujet, plus audacieux les uns que les autres, ont tout pour nous captiver : quâun auteur du XVIIe siĂšcle ait pu non seulement penser, mais encore Ă©crire et imprimer que « Dieu est un corps » ou que « Toute religion qui nâest pas publiquement autorisĂ©e est superstition », voilĂ qui ne doit pas laisser indiffĂ©rent. Ă la rigueur, en matiĂšre de religion, une seule proposition de Hobbes paraĂźt nâavoir rien de scandaleux : « Dieu existe ». Pour nâĂȘtre Ă©videmment pas trĂšs originale, cette derniĂšre nâen pose pas moins au commentateur son lot de difficultĂ©s. Car si (presque) tout laisse Ă penser que Hobbes est athĂ©e, cette seule proposition â « Dieu existe » â, inlassablement rĂ©pĂ©tĂ©e, interdit tout jugement Ă lâemporte-piĂšce. Thomas Holden, dans son ouvrage Hobbesâs Philosophy of Religion, se donne dĂšs lâintroduction pour tĂąche de mettre fin au dissensus qui persiste entre les interprĂštes sur ce point : Hobbes, « chrĂ©tien [âŠ] non-conventionnel » (câest le moins quâon puisse dire) ou « athĂ©e » cachĂ© (p. 1) ? Ni lâun ni lâautre, car la question est tout simplement mal posĂ©e. Lâauteur considĂšre en fait que seule une attention accrue au langage religieux, et donc au statut des propositions qui constituent ce langage, est susceptible de nous livrer les clĂ©s de la philosophie de la religion de Hobbes â et mĂȘme, nous y reviendrons pour finir, de sa religion personnelle.
La thĂšse centrale du livre, clairement mise en Ă©vidence dans le chapitre 2 (« The Language of Natural Religion »), est que ce langage se distribue en deux principales fonctions : (a) une fonction descriptive, oĂč les Ă©noncĂ©s sont susceptibles dâĂȘtre vrais ou faux ; (b) une fonction expressive, oĂč ils sont seulement susceptibles dâĂȘtre ou de ne pas ĂȘtre convenables. Câest Ă un passage de la Critique du De Mundo de Thomas White (c. 35, § 16) que se rĂ©fĂšre lâauteur comme au plus significatif pour soutenir son argument (p. 11) : « [âŠ] jâincline Ă cette opinion, quâaucune proposition ne peut ĂȘtre vraie concernant la nature de Dieu, sauf celle-ci : Dieu existe ; et quâaucune appellation ne peut convenir exceptĂ© cet unique nom : Ă©tant [ens]. Tout le reste ne relĂšve pas de lâanalyse de la vĂ©ritĂ© philosophique, mais de lâexpression de nos affects [affectus], par lesquels nous voulons glorifier [magnificare], louer [laudare] et honorer [honorare] Dieu ».
Comme il ressort de cet extrait, les propositions qui constituent le langage religieux expriment, pour lâessentiel, notre dĂ©sir dâhonorer convenablement un Dieu qui, par ailleurs, nous est incomprĂ©hensible â plutĂŽt quâelles ne sont destinĂ©es Ă sâinscrire dans un discours dont le vrai et le faux constitueraient lâhorizon. La question est cependant celle de savoir si la fonction expressive du langage (b) est entiĂšrement soustraite aux normes intellectuelles qui gouvernent sa fonction descriptive (a). La rĂ©ponse de lâauteur est nuancĂ©e. Dâun cĂŽtĂ©, il y a bien entre la sagesse, lâomniscience, la bontĂ©, etc., qui sont traditionnellement attribuĂ©es Ă Dieu pour lâhonorer « une sorte de logique associationniste faible » (p. 13) ; de lâautre, certaines circonstances peuvent exiger que lâon attribue Ă Dieu, pour lâhonorer, des propriĂ©tĂ©s sinon contradictoires entre elles, du moins contraires Ă celles auxquelles nous sommes accoutumĂ©s (p. 14). Les chapitres 4 (« Talking and Thinking about an Inconceivable God ») et 6 (« Sin, Necessity, and God Moralâs Attributes ») explorent cette seconde possibilitĂ©. Pour ne sâen tenir quâĂ lâexemple le plus cĂ©lĂšbre, attribuer Ă Dieu le nom dâ« esprit » câest, comme le prĂ©cisent les Elements of Law (p. I, c. 11, § 4, citĂ© p. 77), le faire « non en tant que nom de quelque chose que nous concevons », puisquâun esprit incorporel est, dans la philosophie de Hobbes, inconcevable, « mais en tant que signification de notre rĂ©vĂ©rence qui dĂ©sire abstraire de lui toute grossiĂšretĂ© corporelle » (trad. D. Thivet). Tout aussi bien, dire de Dieu quâil est corporel câest, pour un philosophe qui, Ă lâinstar de Hobbes, sait que seuls les corps existent, non pas produire « une affirmation substantielle sur la nature de Dieu », mais « simplement [âŠ] insister, dans des termes convenablement affirmĂ©s et vigoureux, sur le fait de son existence » (p. 76).
Ă partir de cette thĂšse, lâon peut faire trois sĂ©ries de remarques.
(1) Concernant la fonction expressive du langage religieux, lâauteur prĂ©cise lâoriginalitĂ© du propos de Hobbes, qui ne peut se reconduire ni Ă une forme de « thĂ©ologie nĂ©gative » ni Ă une quelconque « thĂ©orie analogique ». Soit la thĂ©ologie nĂ©gative : Hobbes sâen Ă©carte car il est clair quâil est convenable, pour exprimer notre dĂ©sir de glorifier Dieu, de concevoir en lui des « attributs positifs » (« le plus haut », « le plus grand », etc.) quand bien mĂȘme ce serait seulement pour leur « force honorifique » (p. 17). Quant Ă la « thĂ©orie analogique », si Hobbes sâaccorde avec Thomas dâAquin pour constater que nous forgeons les attributs divins par anthropomorphisme, il sâagit justement pour le philosophe anglais de refuser Ă ces attributs tout « contenu descriptif » (p. 18).
Le chapitre 5 (« Love and Fear of an Inconceivable God ») montre au demeurant que Dieu Ă©tant proprement inconcevable, lâinsistance de Hobbes sur la fonction expressive du langage religieux ne signifie pas quâen voulant glorifier Dieu il sâagisse de faire lâexpĂ©rience de « vĂ©ritables passions » (amour, haine, peur, etc.) « orientĂ©es vers [lui] » (p. 84). Honorer Dieu, câest reconnaĂźtre sa puissance, le signe de cet honneur rendu Ă Dieu consistant dans le culte â et câest Ă ce point que la sollicitation par lâauteur de la fonction expressive du langage religieux rencontre lâanalyse hobbesienne du caractĂšre social de la religion (voir en particulier les chapitres 7, « Conventional Religion and Revealed Religion » et 8, « Definitions of Religion »). Un passage important du De Cive (c. 15, § 17), citĂ© par lâauteur (p. 151), rend cette relation tout Ă fait explicite : « [âŠ] si les particuliers adoraient Dieu en suivant chacun sa propre raison, il y aurait une telle variĂ©tĂ© parmi les adorateurs que chacun jugerait le culte de lâautre indigne, voire impie, et quâils donneraient tous lâimpression aux autres de ne pas honorer Dieu » (trad. P. Crignon). Autrement dit, si lâessentiel du discours religieux sâĂ©puise dans le dĂ©sir dâhonorer Dieu, ce discours ne pourra manquer dâĂȘtre capturĂ© par des dispositifs culturels historiquement et gĂ©ographiquement situĂ©s qui codifient, prĂ©cisĂ©ment, des maniĂšres particuliĂšres de manifester cet honneur.
(2) Concernant la fonction descriptive du langage religieux, quelques prĂ©cisions sâimposent. En premier lieu, lâauteur soutient que « Dieu existe » nâest pas lâunique texte de ce que lâon pourrait tenir pour la thĂ©ologie naturelle hobbesienne. En lâoccurrence, trois Ă©noncĂ©s doivent plus particuliĂšrement ĂȘtre retenus : Dieu « (i) est la cause de lâunivers comprĂ©hensible par lâhomme, (ii) est extrĂȘmement puissant, et (iii) existe » (p. 39). La question quâadresse le chapitre 3 (« Cosmological and Teleological Reasoning ») Ă cette « thĂ©ologie naturelle descriptive minimaliste » est celle de son rapport avec les traditionnelles preuves cosmologiques et tĂ©lĂ©ologiques de lâexistence de Dieu. Les textes, comme le reconnaĂźt lâauteur, ne sont pas limpides. Certains (Elements of Law, c. 11, § 2 ; LĂ©viathan, c. 11, § 25 et c. 12, § 6) semblent prĂ©senter une preuve de lâexistence de Dieu fondĂ©e sur lâimpossibilitĂ© dâune rĂ©gression Ă lâinfini dans la recherche des causes. Dâautres ( Critique du De Mundo de Thomas White, c. 26 ; De Corpore, c. 26) contestent au contraire la pertinence de ces preuves. Une telle disparitĂ© dans les textes Ă©tait destinĂ©e Ă mettre Ă lâĂ©preuve la sagacitĂ© des commentateurs. Comme souvent dans lâouvrage, lâauteur prĂ©sente un Ă©tat des lieux trĂšs prĂ©cis de la littĂ©rature (ici, p. 44-49) : faut-il penser que Hobbes attaque certaines versions de la preuve cosmologique ? Quâil a changĂ© dâavis ? Quâil fait semblant de souscrire Ă cette preuve par prudence, en gardant par-devers lui une position beaucoup plus sceptique ? La solution de lâauteur est la suivante : Hobbes se contente, lorsquâil restitue la preuve cosmologique, dâun « compte rendu descriptif dâun processus psychologique courant, au cours duquel la poursuite imaginative dans la rĂ©gression des causes conduit Ă une sorte dâĂ©puisement mental et Ă admettre quâil existe quelque chose comme une cause premiĂšre de tout » (p. 49). Il ne sâagit pas dâune preuve Ă proprement parler ou, plus prĂ©cisĂ©ment, il ne sâagit pas dâune dĂ©monstration au terme de laquelle Dieu pourrait ĂȘtre identifiĂ© comme « cause premiĂšre » â puisque, nous le savons, Dieu est Ă ce point incomprĂ©hensible quâon ne peut quasi rien dire de lui. Câest du moins ce que pense lâauteur, et voici la consĂ©quence quâil en tire : le titre, que lâon attribue Ă Dieu, de « cause premiĂšre », est un titre purement honorifique qui relĂšve de la fonction expressive du langage religieux. On pourra nĂ©anmoins se demander si la thĂšse, centrale dans lâouvrage, de lâexpressivism de Hobbes en matiĂšre de discours religieux ne rencontre pas ici une limite, car lâauteur ne parvient pas toujours Ă tracer une frontiĂšre trĂšs nette entre ce qui relĂšve du « descriptif » et de lâ« expressif » lorsquâil est question de lâargument cosmologique â au point de reconnaĂźtre que son interprĂ©tation peut « sembler excessivement spĂ©culative » (p. 50). Au demeurant, lâidĂ©e, suggestive mais nĂ©gligĂ©e, selon laquelle la fonction expressive du langage religieux obĂ©it à « une sorte de logique associationniste faible » (p. 13), nâĂ©tait-elle pas dĂ©jĂ de nature Ă effacer la distinction entre le langage de la raison et celui des affects ? Ne peut-on pas imaginer, comme le suggĂšre lâauteur lui-mĂȘme (p. 50-51), que la preuve cosmologique â dans la version quâen offre Hobbes â justifie Ă sa maniĂšre que nous dĂ©sirions honorer Dieu en le dĂ©signant comme « cause premiĂšre » ?
(3) Le lecteur curieux se demandera peut-ĂȘtre, pour finir, ce quâil en est vraiment de la religion du philosophe anglais. Lâauteur, pour qualifier la philosophie de la religion de Thomas Hobbes, retient lâexpression de pious expressivism, voulant signifier par là « une attitude authentiquement rĂ©vĂ©rencieuse Ă lâĂ©gard de la cause premiĂšre, mais aussi la position selon laquelle le langage religieux doit ĂȘtre utilisĂ© uniquement pour exprimer des attitudes non descriptives » (p. 37 et p. 199, oĂč le caractĂšre inactuel de cette position est soulignĂ©, et le rapport avec Wittgenstein, seulement suggĂ©rĂ©). Or cette expression (pious expressivism) semble sâappliquer aux convictions et aux pratiques de Hobbes lui-mĂȘme, pour autant que la rĂ©elle piĂ©tĂ© suppose dâhonorer sincĂšrement Dieu, dâĂȘtre persuadĂ© de son existence, de sa toute-puissance, etc. (voir le De Homine, c. 14, § 1), mais aussi de se soumettre extĂ©rieurement aux pratiques sociales qui, de maniĂšre locale, participent Ă lâexpression de ce dĂ©sir dâhonorer Dieu (cette distinction est notamment Ă©laborĂ©e dans le chapitre 9, « Inward and Outward Atheism »). Nâest-ce pas ce que fait Hobbes lorsque, commentant longuement les Ăcritures dans le LĂ©viathan, il semble montrer du respect pour la religion chrĂ©tienne, Ă tel point quâil fait preuve dâune « vĂ©ritable rĂ©vĂ©rence pour la divinitĂ©, bien que cette expression soit articulĂ©e dans une forme religieuse que Hobbes considĂšre comme conventionnelle, humaine et fondamentalement arbitraire » (p. 141) ?
Cette analyse entraĂźne une ultime question, celle de savoir si ce rĂ©gime de la croyance et des pratiques religieuses est commun, ou bien au contraire rĂ©servĂ© sinon Ă Hobbes lui-mĂȘme, du moins Ă une Ă©lite intellectuelle consciente de ce que doit ĂȘtre la vĂ©ritable piĂ©tĂ©. Sur ce point, lâouvrage comprend deux intĂ©ressants dĂ©veloppements : lâun, dans le premier chapitre (p. 21-26 : « Is Hobbesâs Expressivism Descriptive or Revisionary ? »), lâautre dans celui qui prĂ©cĂšde la conclusion (p. 189-193 : « How Common Is Inward Atheism ? »). Le premier soutient la thĂšse selon laquelle la tendance Ă privilĂ©gier la fonction expressive du langage religieux serait commune et appartiendrait Ă la « dĂ©votion ordinaire », le besoin de disputer â en vain â sur la description des attributs divins Ă©tant lâapanage des philosophes. Sagesse populaire, donc. Le second, en sâappuyant sur un passage duDe Cive (c. 14, § 19 : « les hommes qui sont perpĂ©tuellement occupĂ©s Ă rechercher les plaisirs sensuels, la richesse ou les honneurs, ceux aussi qui ne sont pas habituĂ©s Ă raisonner correctement ou qui nâen sont pas capables ou qui ne sâen prĂ©occupent pas, et enfin les insensĂ©s » ignorent lâexistence de Dieu), prĂ©tend que, quand bien mĂȘme le peuple respecte le culte qui lui est imposĂ©, cette religiositĂ© extĂ©rieure nâen est pas moins susceptible de cacher une sorte dâathĂ©isme « intĂ©rieur ». Folie populaire, donc. Il nâest pas dit que ces deux jugements soient contradictoires, Ă plus forte raison si lâon prend en compte, ce qui excĂšde le programme que sâest assignĂ© lâauteur dans cet ouvrage, la dynamique historique par laquelle sâinstitue le « royaume des tĂ©nĂšbres » dont il est question dans le LĂ©viathan. Quoi quâil en soit, ce nâest pas le moindre mĂ©rite de lâauteur, dans cet ouvrage riche, systĂ©matique, Ă©rudit et suggestif, que dâavoir envisagĂ© dans son dĂ©tail et sa dĂ©nivellation sociale la distribution des croyances et des pratiques religieuses chez Hobbes.
Louis Rouquayrol
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Pour citer cet article : Thomas Holden, Hobbesâs Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2023, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p
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ROMEO, Maria Vita, « Le Pascal de Léon Brunschvicg », Revue de métaphysique et de morale, 2021/3, 111, p. 321-336.
Dans ce numĂ©ro de la RMM consacrĂ© Ă lâĆuvre de LĂ©on Brunschvicg, Maria V. Romeo Ă©tudie plus particuliĂšrement son Ćuvre dâhistorien de la philosophie et dâĂ©diteur. CentrĂ© sur la figure de Pascal, lâarticle permet alors de rendre compte dâun « paradoxe » (p. 322) : bien que nâayant « pas une idĂ©e commune avec Pascal », Brunschvicg a non seulement Ă©ditĂ© les Ćuvres de Blaise Pascal (1904-1914), mais encore lui a consacrĂ© de nombreux travaux. Pourquoi ? Câest que Pascal dĂ©voile selon lui lâessence et les contradictions de la modernitĂ©, entre progrĂšs des sciences, « douceur de la vie mondaine » et « examen rigoureux de la foi » (p. 334). Sous ce rapport, lâopposition Descartes versus Pascal, chĂšre Ă Brunschvicg, est restituĂ©e jusque dans son caractĂšre trĂšs schĂ©matique (p. 330-333). Câest sans doute cet intĂ©rĂȘt pour le sens historique de lâĆuvre pascalienne qui explique le travail dâĂ©diteur de Brunschvicg, dont les traits saillants sont le respect de lâordre chronologique (p. 323), lâinsistance sur la production scientifique (p. 324), la dĂ©couverte de textes inĂ©dits (p. 325) et une tentative pour trouver un juste milieu dans lâĂ©dition des PensĂ©es, entre deux extrĂȘmes : « abandonner les fragments dans un Ă©tat chaotique avec un respect au goĂ»t dâimpuissance ; avoir le front de construire une Apologie aÌ la place de Pascal » (p. 327).
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : ROMEO, Maria Vita, « Le Pascal de Léon Brunschvicg », in Revue de métaphysique et de morale, 2021/3, 111, p. 321-336., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p
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Stephen H. DANIEL, George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 338 p.
Cet ouvrage est, comme le prĂ©cise lâauteur dans la prĂ©face, le rĂ©sultat de vingt-cinq annĂ©es de travail, puisquâil rassemble en dix-huit chapitres (et deux appendices) des articles prĂ©cĂ©demment publiĂ©s dans diverses revues savantes entre 2000 et 2021. Si la philosophie de Berkeley constitue sans aucun doute possible le fil conducteur de ces diffĂ©rentes Ă©tudes, un simple coup dâĆil Ă la table des matiĂšres permet dâemblĂ©e dâidentifier deux ensembles de chapitres dans ce livre. (1) Dâun cĂŽtĂ©, lâon trouvera une majoritĂ© de chapitres mettant en Ćuvre des comparaisons doctrinales : avec le stoĂŻcisme (chapitre 1), le ramisme (chapitres 2 et 18), SuĂĄrez (chapitre 3), Descartes (chapitre 5), Hobbes (chapitre 6), Arnauld (chapitre 7), Spinoza (chapitre 8), Malebranche (chapitres 9 et 10), Locke (chapitre 11), Bayle (chapitre 12), Leibniz (chapitre 13), Browne et Collins (chapitre 17). (2) Dâun autre cĂŽtĂ©, des chapitres, moins nombreux, plus spĂ©cifiquement consacrĂ©s Ă un thĂšme : la reprĂ©sentation (chapitre 4), Dieu (chapitres 14 et 16) ou le panthĂ©isme (chapitre 15).
Si lâĂ©numĂ©ration des chapitres suffit Ă indiquer quâil serait vain de vouloir en discuter, dans les limites de cette recension, le dĂ©tail, lâintroduction comme les appendices permettront en revanche de caractĂ©riser ce qui constitue lâunitĂ© de lâouvrage. UnitĂ© qui se dĂ©ploie sur trois plans.
(a) UnitĂ© de mĂ©thode, dâabord. Cette mĂ©thode relĂšve de ce que lâon pourrait qualifier comme une forme de comparatisme non contextualiste. Les comparaisons doctrinales proposĂ©es par lâauteur nâont en effet pas vocation Ă dessiner un contexte historique qui fournirait Ă Berkeley ses matĂ©riaux ou ses instruments intellectuels. Câest mĂȘme tout le contraire : la comparaison est moins historique que conceptuelle, et vise Ă montrer que « mĂȘme lorsque ses prĂ©dĂ©cesseurs et ses contemporains disent des choses qui ressemblent Ă©tonnamment Ă ce quâil dit, elles veulent souvent dire quelque chose de trĂšs diffĂ©rent quand câest [Berkeley] qui les dit » (p. VI). Pour ne prendre quâun seul Ă©chantillon, important dans lâouvrage : caractĂ©riser lâĂąme comme une substance spirituelle, substance que lâon ne connaĂźtrait en outre quâĂ travers son activitĂ©, nâest-ce pas dire « la mĂȘme chose » que Descartes pour qui la res cogitans nâest prĂ©cisĂ©ment connue que par son attribut principal (Principia philosophiĂŠ I, 52-53) ? Autrement dit, la philosophie de Berkeley ne serait-elle pas la mĂȘme que celle de Descartes, avec cette rĂ©serve que lâon en aurait simplement Ă©liminĂ© la substance Ă©tendue (p. 277) ? En aucun cas car, comme le souligne lâauteur, pour Berkeley, la substance pensante « nâest pas quelque chose que lâon puisse distinguer conceptuellement de ses activitĂ©s », pas plus quâon ne peut (rĂ©ciproquement) considĂ©rer ces activitĂ©s comme « des attributs ou propriĂ©tĂ©s dâune substance » (p. 101). En dâautres termes, « substance » ne signifie pas la mĂȘme chose sous la plume de Descartes et Berkeley. LâintĂ©rĂȘt dâune telle mĂ©thode est quâelle permet autant dâĂ©clairer le comparĂ© (les spĂ©cificitĂ©s de lâĂ©vĂȘque de Cloyne) que le comparant : ainsi lâopposition entre une dĂ©finition de lâesprit comme substance et une dĂ©finition de lâesprit comme activitĂ© permet-elle de dĂ©tecter, chez Locke par exemple, une tension entre la caractĂ©risation mĂ©taphysique de lâesprit et la caractĂ©risation morale de la personne. Ă telle enseigne que « la description que fait Berkeley de lâĂąme, de lâesprit ou de lâĂȘtre humain se rapproche davantage de la notion de personne chez Locke que de la notion de substance spirituelle chez Locke » (p. 188).
(b) UnitĂ© thĂ©tique, ensuite. La thĂšse de lâauteur â on vient de le suggĂ©rer â est en effet que lâesprit nâest littĂ©ralement rien en dehors de son activitĂ© (au sens oĂč il nâest pas mĂȘme possible de faire passer, entre lâesprit et cette activitĂ©, une diffĂ©rence modale). Cette activitĂ© sâinscrit dans un registre sĂ©miologique : car « lâesprit (mind) est lâactivitĂ© par laquelle les choses sont identifiĂ©es. Lâesprit est simplement la diffĂ©renciation, lâidentification et lâassociation des idĂ©es [âŠ] de la perception » (p. 34). Ce point est amplement justifiĂ© par une comparaison technique avec la philosophie stoĂŻcienne â dont lâauteur estime quâelle doit ĂȘtre, dans ses grandes articulations, connue de Berkeley par lâintermĂ©diaire de sa vulgarisation ramiste. Une telle lecture implique de minorer le caractĂšre matĂ©rialiste de la philosophie stoĂŻcienne (y compris au demeurant lâidĂ©e selon laquelle lâĂąme est, pour les stoĂŻciens, matĂ©rielle) : la thĂ©orie du lekton (dicible ou exprimable) permet en particulier Ă lâauteur de montrer que, pour un stoĂŻcien, la matiĂšre nâest rien en dehors des propositions (incorporelles) que nous pouvons profĂ©rer Ă son sujet. Or le stoĂŻcisme substitue Ă cet Ă©gard une logique des propositions (« lâarbre verdoie ») Ă la logique prĂ©dicative aristotĂ©licienne (« lâarbre est vert ») : si Ă la seconde correspond une mĂ©taphysique pouvant faire de lâĂąme le lieu dâune articulation entre substance et modes, Ă la premiĂšre correspond une mĂ©taphysique qui, avec Berkeley, fera de lâĂąme le lieu dâune activitĂ© de dĂ©chiffrement du langage (divin) de la nature (p. 26-29 et p. 40 pour la transmission ramiste du thĂšme). Cet effort pour penser lâĂąme en sâaffranchissant du lexique cartĂ©sien de la substance et des difficultĂ©s que ce lexique implique (Ă commencer par lâĂ©quivocitĂ© de la substance, suivant quâon parle de la substance pensante ou de Dieu â cf. Principia philosophiĂŠ I, 51) autorisera notamment un subtil rapprochement avec Spinoza (p. 138) ; cette insistance sur lâactivitĂ© dâune Ăąme qui distingue des phĂ©nomĂšnes plutĂŽt quâelle nâaccĂšde Ă une substance corporelle qui lui serait extĂ©rieure, permettra quant Ă elle une comparaison attendue avec Leibniz (p. 221).
(c) UnitĂ© de positionnement dans le champ de la recherche, enfin. Dans lâintroduction comme dans les deux appendices, lâauteur confronte sa thĂšse Ă celles soutenues par dâautres interprĂštes, dans le mĂȘme temps quâil rĂ©pond Ă des objections qui lui ont Ă©tĂ© adressĂ©es au cours de ces vingt-cinq derniĂšres annĂ©es. La difficultĂ© est en effet quâil semble y avoir, concernant la substance spirituelle, une tension, sinon une contradiction, entre certains textes de Berkeley. Dans des Notes philosophiques de 1708, Berkeley Ă©crit la chose suivante : « lâesprit est un conglomĂ©rat de perceptions (mind is a congeries of perceptions). Ătez les perceptions, et vous ĂŽtez lâesprit. Posez les perceptions et vous posez lâesprit (+) » (Notebooks, 580, in Ćuvres, Ă©d. Brykman, t. I, PUF, 1985, p. 101). Formulation qui, Ă bien des Ă©gards, semble rapprocher Berkeley de lâidĂ©e humienne selon laquelle lâĂąme nâest quâun « faisceau » (bundle) ou une collection dâidĂ©es. Mais dans les Principes de la connaissance humaine (1710), les expressions employĂ©es semblent nettement plus conformes Ă une mĂ©taphysique cartĂ©sienne de la substance : « il nâexiste aucune autre substance que lâesprit ou ce qui perçoit » (Principles, § 7, in Ćuvres, op. cit., t. I, p. 322). On lit Ă©galement, au § 89 des mĂȘmes Principles, que les idĂ©es sont des ĂȘtres « qui ne subsistent pas par eux-mĂȘmes, mais qui sont soutenus par, ou existent dans des esprits ou des substances spirituelles » (op. cit., p. 365). Prenant acte de cette diversitĂ© des textes, lâauteur souhaite par-dessus tout Ă©viter trois positions, dĂ©fendues par la majoritĂ© des commentateurs (p. 6) : celle qui consiste Ă faire de certaines des Notes de 1708, affectĂ©es dâun signe « + » (voir sur ce point p. 291-301), des positions dâemblĂ©e refusĂ©es par Berkeley ; celle qui consiste au contraire Ă reconduire les formules des Principles de la connaissance humaine Ă une forme de dissimulation ou de prudence (Berkeley adhĂ©rant alors, en son for intĂ©rieur, Ă une thĂ©orie de lâĂąme comme faisceau dâidĂ©es) ; celle qui consiste Ă dire que Berkeley a tout simplement changĂ© dâavis entre 1708 et 1710. Dans chacun des chapitres qui composent ce livre, lâauteur insiste au contraire sur le fait que Berkeley possĂšde une thĂ©orie unifiĂ©e de lâĂąme, et montre â non sans ĂȘtre parfois attentif Ă la grande diversitĂ© des contextes argumentatifs â comment il arrive Ă lâĂ©vĂȘque de Cloyne de « [choisir] de modifier ses expressions parce quâil reconnaĂźt que ses opinions peuvent ĂȘtre mal comprises par ceux avec lesquels il est en dĂ©saccord » (p. 4). Notons en passant que cette mĂȘme attention est rĂ©servĂ©e aux autres auteurs Ă©tudiĂ©s : ainsi Arnauld qui, tout en parlant de « modifications » de lâesprit pour parler des perceptions, sâest dĂ©jĂ Ă©loignĂ© dâune vision par trop cartĂ©sienne de la substance spirituelle articulĂ©e Ă ses modes (p. 127).
Il ne sâagit en somme de rĂ©duire Berkeley ni Ă une vision cartĂ©sienne ni Ă une vision humienne de lâĂąme. Sous ce rapport, le chapitre capital est trĂšs certainement le cinquiĂšme (« Berkeley and Descartes on Mind »), dans lequel lâopposition entre un esprit conçu comme « principe de signification » (principle of meaning) et un esprit conçu comme « substance abstraite » (abstract substance) est construite. Lâon pourrait presque regretter quâau-delĂ de certaines indications (p. 34 : « lâesprit [nâest pas chez Berkeley] un faisceau humien dâidĂ©es dĂ©jĂ diffĂ©renciĂ©es, mais plutĂŽt le principe, ou lâactivitĂ©, unique, singulier et divinement instituĂ© de diffĂ©renciation et dâassociation au moyen duquel les idĂ©es sont identifiĂ©es et reliĂ©es » ; et surtout p. 304-307) un chapitre ne soit pas Ă©galement consacrĂ© Ă une comparaison doctrinale entre Berkeley et Hume, qui ferait pendant au chapitre dĂ©diĂ© Ă Descartes.
Au total, si lâouvrage prĂ©sente une lecture rĂ©solument concordiste de Berkeley, tĂąchant de faire tenir ensemble des textes allant des Notes philosophiques jusquâau Siris (1744), une objection viendra peut-ĂȘtre Ă lâesprit du lecteur â objection qui se confirmera Ă la lecture du second appendice (« How Berkeley Redefines Substance: A Reply to My Critics »), dans lequel les critiques sont rejetĂ©es, parfois sans mĂ©nagement. Si cette interprĂ©tation a pu ĂȘtre qualifiĂ©e dâunfamiliar (Tom Stoneham) ou dâextreme (Talia Mae Bettcher), nâest-ce pas tout simplement quâune option concordiste aussi radicale ne peut manquer de conduire Ă accorder une importance excessive aux textes non publiĂ©s ? Ou, en dâautres termes, vouloir prendre le contre-pied de lâ« approche standard » au motif quâelle nĂ©gligerait complĂštement ces textes, nâest-ce pas sâexposer fatalement Ă faire de ces derniers lâexpĂ©rience cruciale au moyen de laquelle se trouverait validĂ©e une interprĂ©tation dâensemble de Berkeley (p. 6 : « ses Notebooks constituent la meilleure occasion de tester une telle stratĂ©gie ») ? Le risque est alors que lâanalyse, aussi mĂ©ticuleuse soit-elle, fasse passer pour de simples modifications rhĂ©toriques des Ă©volutions ou des inflexions thĂ©oriques parfois significatives. Nâest-ce pas, en fin de compte, retrouver les mĂȘmes difficultĂ©s que celles que pouvait rencontrer la thĂšse de la dissimulation ou de la prudence â difficultĂ©s que lâauteur entendait prĂ©cisĂ©ment conjurer ?
Louis ROUQUAYROL
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Pour citer cet article : Stephen H. DANIEL, George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 338 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p
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GARROD RaphaĂ«le et MARR Alexander, Descartes and the Ingenium. The Embodied Soul in Cartesianism, Leyde/Boston, Brill, « Brillâs Studies in Intellectual History », 323, 2020, 239 p.
Comme lâindiquent suffisamment le dĂ©but du Discours de la mĂ©thode et sa traduction latine, une chose est dâavoir de lâesprit (ingenium), une autre de lâappliquer bien (AT VI, 2 et 540). De lĂ Ă dire quâavec Descartes prend fin une tradition attachant, au moins depuis Platon, la plus grande importance sinon Ă lâinĂ©galitĂ©, du moins Ă la diffĂ©rence des esprits, il nây a quâun pas, que ne franchissent pas les contributeurs de ce volume. Il sâagit au contraire de prendre en compte, tant du point de vue cognitif quâaffectif, la totalitĂ© des ressources qui sont Ă la disposition de lâesprit, au-delĂ (ou en deçà ) du seul entendement pur (R. Garrod, « Descartes re-imagined. Ingenuity before and beyond Dualism », p. 1-15). Cette entreprise est, dans un premier volet, menĂ©e sur le front conceptuel (« Rethinking the Ingenium in the Cartesian Corpus: Method, Mathematics, Medicine ») ; dans un second, sur le front historique (« The Cartesian Ingenium in Context: Predecessors, Contemporaries, Successors »).
Concernant un sujet qui, sans ĂȘtre absolument ignorĂ© de la littĂ©rature secondaire, est encore sous-estimĂ© (on regrettera que lâouvrage classique de GeneviĂšve Rodis-Lewis, LâindividualitĂ© selon Descartes, Paris, 1950, ne soit jamais mentionnĂ©), lâapport de ce collectif est manifeste sous trois rapports.
1/ En premier lieu, lâĂ©tude des antĂ©cĂ©dents scolastiques (Igor Agostini, « Ingenium between Descartes and the Scholastics », p. 139-162) et renaissants (Richard J. Oosterhoff, « Methods of Ingenuity. The Renaissance Tradition behind Descartesâ Regulae », p. 163-183) ou du contexte intellectuel (Raphaele Garrod, « La Politesse de Lâesprit. Cartesian Pedagogy and the Ethics of Scholarly Exchanges », p. 184-203), est dâautant plus prĂ©cieuse quâelle sâassortit dâune certaine prudence mĂ©thodologique qui neutralise par avance les querelles ordinaires sur les sources. Les auteurs ne donnent Ă voir ni un Descartes scolasticisĂ© ni un Descartes humaniste, mais simplement un continuum historique dans lâemploi dâune notion aussi commune Ă toutes les Ă©coles quâelle est polysĂ©mique. Certaines ruptures gagneraient cependant Ă ĂȘtre soulignĂ©es : il est sans nul doute lĂ©gitime et salutaire de nuancer le rĂ©cit rationaliste « standard » (rĂ©fĂ©rĂ© Ă LĂ©on Brunschvicg, p. 185) qui voit dans Descartes lâeffacement de lâingenium au profit de la bona mens ; reste que le coefficient de rĂ©silience de ce rĂ©cit tient Ă sa relation Ă certains textes qui affirment que chacun peut, Ă la rigueur, sâaffranchir des bornes et singularitĂ©s qui affectent son esprit (Regula VIII, AT X, 399-400).
2/ En second lieu, les diffĂ©rents contributeurs, qui ont eu accĂšs au manuscrit de Cambridge des Regulae, proposent de nouvelles hypothĂšses concernant lâĂ©volution de ce texte en prenant les prĂ©cautions dâusage. PrĂ©cautions nĂ©cessaires, car si lâexamen de la pratique mathĂ©matique dont les RĂšgles donnent la thĂ©orie interdit un terminus ad quem aprĂšs 1631 (David Rabouin, « Ingenium, Phantasia and Mathematics in Descartesâ Regulae », p. 64-90), une Ă©tude prĂ©cise du concept dâĂ©numĂ©ration montre quâen 1644, lorsquâil rĂ©vise la traduction du Discours, Descartes semble en consulter ou reprendre le texte (Theo Verbeek, « Enumeratio in Descartesâs Regulae », p. 47-63). Theo Verbeek conjecture en outre un terminus a quo en 1628-1629 (la copie pouvant ĂȘtre Ă destination de Beeckman ou Reneri).
3/ Viennent, enfin, les apports proprement conceptuels du volume, qui essaiment dans tous les articles. Ils portent sur trois points. (a) La mĂ©thode dâabord : loin dâĂȘtre un ensemble de rĂšgles contraignantes adressĂ©es Ă lâentendement pur, celle-ci doit cultiver les diffĂ©rentes dispositions de lâesprit. Tous les contributeurs sâaccordent Ă divers degrĂ©s sur ce point. Denis Kambouchner (« Methodical Invention. The Cartesian Ingenium at Work », p. 19-30) en tire les consĂ©quences, en direction dâun « concept subjectif et minimaliste » de la mĂ©thode. (b) Lâunion de lâĂąme et du corps, ensuite : Ă nouveau, les contributeurs sâaccordent sur lâimportance de lâincarnation (embodiment) dans la philosophie de Descartes, ce qui implique, comme le montrent Harold J. Cook Ă partir de la mĂ©decine (« Agustinian Souls and Epicurean Bodies ? Descartesâs Corporeal Mind in Motion », p. 113-135) et Dennis L. Sepper Ă partir de lâanthropologie (« The Post-Regulae Direction of Ingenium in Descartes toward a Pragmatic Psychological Anthropology », p. 91-112), une nouvelle façon de concevoir sinon lâĂąme et le corps, du moins les modalitĂ©s de leur union. (c) Le bon sens, enfin : Igor Agostini et Richard J. Oosterhoff donnent, sur le rapport entre ingenium et lumiĂšre naturelle, dâintĂ©ressantes sources, mais câest surtout lâarticle de Roger Ariew (« Descartes and Logic: Perfecting the Ingenium », p. 31-46) qui affronte directement les problĂšmes affĂ©rents Ă ce rapport. Sâil est incontestable que la logique doit cultiver lâingenium, on comprend plus difficilement que le « bon sens » ou la « raison » soient soustraits Ă une telle culture (p. 38-39). Certes, le bon sens nâadmet pas de degrĂ©s, mais les textes sont nombreux qui affirment quâil peut ĂȘtre corrompu (Lettre-PrĂ©face, AT IX-2, 13), que la lumiĂšre de la raison est susceptible dâĂȘtre affaiblie par les prĂ©jugĂ©s ou, au contraire, augmentĂ©e par la mĂ©thode (RĂšgle I). Sâagit-il dâune contradiction ou dâune Ă©volution par rapport au dĂ©but du Discours (p. 42, n. 34) ? La difficultĂ© est de cette façon davantage posĂ©e que rĂ©solue. Aussi, lâultime mĂ©rite de ce collectif sera-t-il, au-delĂ de ses acquis (au nombre desquels on nâoubliera pas lâidentification, par Alexander Marr, dâun portrait de Descartes : « Postface: The Face of Ingenium. Simon Vouetâs Portrait of Descartes », p. 204-216), dâouvrir de nouvelles perspectives de recherches.
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : GARROD RaphaĂ«le et MARR Alexander, Descartes and the Ingenium. The Embodied Soul in Cartesianism, Leyde/Boston, Brill, « Brillâs Studies in Intellectual History », 323, 2020, 239 p., in Bulletin cartĂ©sien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 194-195.</p
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PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p.
Si lâhumanitĂ© se signale par la facultĂ© de penser (« le bon sens est la chose du monde la mieux partagĂ©e ») et si, par ailleurs, « lâĂąme pense toujours » (la relation entre ces deux stipulations Ă©tant esquissĂ©e, note 8, p. 12-14), nây a-t-il pas lieu de considĂ©rer que les figures de lâenfant et du fou, qui se situent aux marges de la rationalitĂ© commune et mettent en crise la continuitĂ© de la pensĂ©e dans le temps, posent Ă la philosophie de D. un authentique problĂšme (p. 118-119) ? Câest ce que pense lâA., qui emprunte, Ă cette fin, une ligne de crĂȘte entre deux lectures « contemporaines » : celle du naturalisme (Schaeffer) qui refuse Ă D. la possibilitĂ© dâĂ©tablir un lien entre le cogito et la pensĂ©e de lâenfant, et celle de lâhistoricisme (Foucault), qui estime que le cogito exclut la folie. La solution repose, Ă chaque fois, sur une prise en compte des diverses temporalitĂ©s qui sâentrelacent dans la philosophie de D. et ses rĂ©cits. â a) Le temps de lâenfance et les pensĂ©es quâil charrie sont sĂ©dimentĂ©s dans une mĂ©moire inconsciente et, si ces pensĂ©es Ă©chouent Ă se manifester dans le langage (rien ne distinguant alors lâanimal du petit enfant), lâanalyse des prĂ©jugĂ©s permet, a posteriori, dâen confirmer lâexistence passĂ©e : « la conscience de lâenfant en soi nâadvient quâĂ la faveur du cogito » (p. 149). â b) Lâexamen de la folie est lâoccasion pour lâA. de dĂ©fendre une position Ă©quilibrĂ©e dans un dĂ©bat dĂ©jĂ saturĂ© : la folie comme expĂ©rience rend certes impossible lâexercice mĂ©ditatif qui suppose une continuitĂ© dans le temps, et est Ă ce titre « exclue et attribuĂ©e Ă lâautre » (p. 201 : Foucault a raison), mais ce quâatteint la folie est bien rĂ©intĂ©grĂ© dans lâargument du rĂȘve qui, lui, ne met pas en pĂ©ril la temporalitĂ© du sujet mĂ©ditant (p. 205 : Derrida a raison). Dans un cas comme dans lâautre, lâhistoricisme et le naturalisme manquent ce qui fait le cĆur, selon lâA., de la philosophie de D. : le cogito comme expĂ©rience mĂ©taphysique irrĂ©ductible, sortie hors du temps ne pouvant sâeffectuer que sur un fond constituĂ© par des temporalitĂ©s multiples (naturelle, mĂ©ditative, etc.). Nonobstant la solitude revendiquĂ©e (mais relative, car lâA. semble trĂšs influencĂ©e par F. AlquiĂ©) du propos qui « met de cĂŽtĂ© lâhistoriographie lourde et complexe » (p. 25), on peut toutefois prĂ©sumer quâun dĂ©tour par la littĂ©rature secondaire aurait Ă©tĂ© souvent utile pour Ă©viter quelques lieux communs dĂ©sormais dĂ©passĂ©s (par ex. la volontĂ© infinie, p. 61), quelques idĂ©es au moins discutables (par ex. le projet de « fonder les sciences » qui ne serait pas le « projet initial » des Meditationes, p. 53), ou des erreurs manifestes (par ex. la distinction comprendre/entendre incomprĂ©hensiblement appliquĂ©e Ă lâĂ©vidence, p. 32 ; lâidĂ©e de Dieu qui ne serait pas « distincte », p. 87 ; les notions communes qui sont mises en doute par le malin gĂ©nie, p. 221 ; le Vocabulaire de Descartes attribuĂ© Ă … Christine de Buzon, p. 245). On regrettera surtout dans lâargumentation des dĂ©crochages qui nuisent au sĂ©rieux du propos, que ce soit par exemple lors dâun dĂ©veloppement sur la technique (p. 51-52) ou Ă lâoccasion dâune rĂ©flexion sur la science prĂ©tendument « totalitaire » (p. 84), dâautant plus lorsque le cogito de D. est imprudemment rĂ©quisitionnĂ© contre ce « totalitarisme » scientifique et technique. On rappellera simplement avec Pascal que ce mĂȘme cogito ne prend son sens, chez D., quâĂ ĂȘtre le « principe ferme et soutenu dâune physique entiĂšre ».
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.
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PAVESI, Pablo, « Descartes y las leyes de caridad. Derecho privado y puÌblico en la Carta a Voetius », Revista de FilosofiÌa, 44/2, 2019, p. 193-209. [en espagnol]
Câest un lieu bien connu des Ă©tudes cartĂ©siennes qui est ici parcouru Ă nouveaux frais : lâEpistola ad Voetium et lâĂ©vocation des « lois de la charitĂ© ». Descartes y rencontre une difficultĂ© : « comment rĂ©pondre Ă celui qui, systĂ©matiquement et dĂ©libĂ©rĂ©ment, fait fi de toute raison ? » ; le commentateur, une autre : « comment comprendre le recours Ă la citation et Ă lâinterprĂ©tation des Ăvangiles [âŠ] pour dĂ©crire les lois de lâamitiĂ© ordinaire entre les hommes [âŠ] ? » (p. 200). La rĂ©ponse « cohĂ©rente » de J.-L. Marion Ă ces deux questions est rejetĂ©e : loin dâeffectuer une sortie de la rationalitĂ©, lâEpistola constituerait un « alegato jurĂdico » â un plaidoyer sâadressant non pas Ă Voetius mais aux Magistrats pour demander le « chĂątiment » dâun thĂ©ologien qui menace lâordre public â sâinscrivant, Ă ce titre, dans le cadre dâune rationalitĂ© juridique assumĂ©e. De cette rationalitĂ©, dont les rĂ©percussions dans certains articles des Passions de lâĂme (en particulier, les art. 83 et194) et une lettre Ă Huygens de 1646 (AT V 262-265) sont mentionnĂ©es, il faudra dire quâelle est tout entiĂšre fondĂ©e sur la distinction rigoureuse du « droit privĂ© » fondĂ© sur lâamour (naturel ou charitable) et du « droit public » fondĂ© sur la justice et la loi. Par suite, (1) la charitĂ© nâest pas le « fondement » de lâamitiĂ© naturelle, y ayant tout au plus de lâaffinitĂ© entre les deux (AT VIII-2 112, 27-28) ; (2) la « politique » de Descartes, si elle existe, ne saurait ĂȘtre ni une « politique de la charitĂ© » ni une « politique des passions », nây ayant de politique quâau niveau du jus civile, lĂ oĂč lâautoritĂ© publique, dĂ©tenant le « monopole de la violence », a le pouvoir de chĂątier ou de gracier pour conserver la paix civile (p. 206-207).
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.
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DESCARTES, RenĂ©, Correspondance avec Ălisabeth et autres lettres, introduction, chronologie et index par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, bibliographie mise Ă jour par Delphine Antoine-Mahut, Paris, GF Flammarion, 2018, 322 p.
DESCARTES, RenĂ©, Correspondance avec Ălisabeth de BohĂȘme et Christine de SuĂšde, Ă©dition de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2018, 476 p.
Autre Ă©poque que celle oĂč lâon croyait pouvoir se dispenser de lire « trop Ă la lettre » certaines dĂ©clarations Ă©pistolaires de Descartes, compte tenu de « la qualitĂ© de ses correspondants » â « ici, un tout jeune homme [sc. Chanut], lĂ , une femme [sc. Ălisabeth] » (M. Gueroult, Descartes selon lâordre des raisons, Paris, 1953, t. I, p. 29). Ces deux Ă©ditions tĂ©moignent que la situation a dĂ©sormais bien changĂ©. La premiĂšre est la mise Ă jour dâune prĂ©cĂ©dente, dĂ©sormais classique (par lĂ il faut entendre : dont la rĂ©Ă©dition Ă©tait aussi souhaitable que nĂ©cessaire), qui donnait Ă lire la correspondance avec Ălisabeth dans son contexte Ă©pistolaire, en mĂȘme temps quâelle lui rendait ses lettres de noblesse Ă travers une dense introduction signĂ©e par J.-M. Beyssade (BC XX, 1.1.2, p. 10-12). Ce qui est mis Ă jour, câest donc exclusivement la bibliographie, dont le volume est quintuplĂ©, signe de lâintĂ©rĂȘt constant et fructueux accordĂ© depuis trente ans Ă la correspondance de Descartes avec la princesse, et Ă la princesse elle-mĂȘme. Quant Ă la seconde Ă©dition, elle rĂ©pond opportunĂ©ment Ă la premiĂšre, non seulement en citant les acquis de lâintroduction de J.-M. Beyssade (p. 16, p. 26), mais encore en accordant autant de soin Ă la correspondance avec Christine de SuĂšde quâĂ celle avec Ălisabeth. Le texte est celui de lâĂ©dition des Ćuvres complĂštes chez Gallimard (BC XLIV, 1.1, p. 182-185), enrichi dâune prĂ©face Ă©rudite, dans laquelle lâhistoire des rencontres suscite le dĂ©veloppement dâune pensĂ©e de lâunion, du souverain bien, et de lâamour â qui, elle-mĂȘme, se dĂ©tache sur un fond admirablement restituĂ©, entre aristotĂ©lisme, humanisme, et thĂ©ories de lâamour au Grand SiĂšcle. On y trouvera une annotation toujours instructive, une notice biographique pour les tĂȘtes couronnĂ©es, et enfin un ensemble de textes, jusquâici Ă©parpillĂ©s, qui permettent dâaccompagner Descartes jusquâĂ sa mort, et mĂȘme un peu au-delĂ (avec par exemple les Ă©tonnantes vitupĂ©rations de la reine Christine sur le corps encore chaud du philosophe, p. 319-325). Les deux Ă©ditions se rejoindront donc pour confirmer lâintĂ©rĂȘt intrinsĂšque de ces Ă©changes de lettres, et reconnaĂźtre de surcroĂźt leur rĂŽle dĂ©cisif dans lâĂ©laboration des Passions de lâĂąme, soit quâil sâagisse du catalyseur de « lâĂ©mergence dâune Ćuvre » (J.-M. Beyssade, p. 27), soit quâil faille y voir le « le Journal du traité » en question (J.-R. Armogathe, p. 27). Quant Ă la « qualité » des correspondantes, elle est dorĂ©navant solidement Ă©tablie.
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « RenĂ© Descartes, Correspondance avec Ălisabeth et autres lettres, introduction, chronologie et index par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, bibliographie mise Ă jour par Delphine Antoine-Mahut, Paris, GF Flammarion, 2018 ; Correspondance avec Ălisabeth de BohĂȘme et Christine de SuĂšde, Ă©dition de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2018 », in Bulletin cartĂ©sien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.