Auteur : Louis Rouquayrol
Raphaël PIERRÈS, Entre intériorité et extériorité. Deux débats au seuil de la modernité, Paris, Classiques Garnier, « Les Anciens et les Modernes », 2024, 290 p.
Entre intériorité et extériorité propose, aux Archives de philosophie, et à plus forte raison au Bulletin de philosophie anglaise, un défi de classification : l’auteur y examine « deux débats au seuil de la modernité » susceptibles d’instruire une « histoire de l’intériorité » – le débat entre Descartes et Hobbes, d’une part, celui entre Locke et Leibniz, d’autre part –, avec comme méthode une forme d’externalisme en histoire de la philosophie se donnant pour objectif de « comprendre les positions dans leurs relations mutuelles plutôt que dans les intentions, explicites ou dissimulées, d’un auteur » (p. 28). La circulation entre philosophie « anglaise » et « continentale » est donc permanente, étant par ailleurs entendu que les expressions « philosophies anglaise » et « philosophie continentale » sont à prendre cum grano salis, puisque nul ne saurait ignorer les longs séjours en France de Hobbes (1640-1651) et de Locke (1675-1679). Si le concept d’intériorité est parfaitement défini en introduction comme « un modèle de l’activité mentale impliquant que la pensée puisse et doive être analysée comme manipulation de contenus privés » (p. 12), il importe surtout de noter que l’histoire de l’intériorité est inconcevable selon l’auteur en dehors du « partage » qui la met en regard de l’extériorité, à comprendre selon une « redéfinition » moderne qui engage une « nouvelle conception de l’objectivité et de l’État » (p. 15). Cette « nouvelle conception » sera, à chaque moment de l’argumentation, reconduite à une certaine histoire (histoire des sciences, histoire politique et sociale, histoire religieuse et culturelle). L’originalité d’une telle approche, qui combine une référence détaillée au contexte et une insistance sur les débats plutôt que sur les thèses, tout en privilégiant l’histoire d’un partage théorique plutôt que d’une notion isolée, permet à l’auteur de ne pas refaire l’histoire du sujet, du moi ou de la personne. Bien au contraire : en tenant compte d’un large réseau lexical qui capture tout ce qui se passe « en nous » par distinction d’avec ce qui est « hors de nous », cette approche permet de bousculer des dichotomies convenues (celle de l’empirisme et du rationalisme, de la philosophie anglaise et continentale) par l’examen des opérations, à chaque fois singulières, par lesquelles les débats entre Descartes, Hobbes, Locke et Leibniz instaurent et déplacent sans cesse le partage de l’intériorité et de l’extériorité. Ce qui ne va pas, d’ailleurs, sans tenir compte du fait que ce partage s’exprime dans une certaine pluralité des langues (essentiellement le latin, le français et l’anglais), avec ce que cela implique en termes d’« opérations de traduction, de malentendus, de tentatives de définition » (p. 21) – contentons-nous de mentionner dès à présent, parmi les développements les plus frappants à ce sujet, l’extrême attention portée au refus cartésien, dans les Troisièmes Réponses, de qualifier l’ego comme « sujet » (voir par exemple p. 124), ou encore l’examen systématique des écarts avec Locke qu’implique, dans les Nouveaux Essais de Leibniz, l’intermédiaire représenté par la traduction de Pierre Coste (il suffit pour voir l’importance de ce point se référer à l’index, p. 284).
Quant à l’économie générale de l’ouvrage, il nous paraît significatif que chacune des grandes parties qui le constituent introduit au partage de l’intériorité et de l’extériorité d’une façon propre à bousculer les récits traditionnels et à décentrer le regard. Dans la première partie (« Généalogie de l’intériorité. Apports et apories d’une approche externaliste », p. 27-77), où il sera surtout question de Descartes, de sa critique de la conception aristotélicienne de l’âme, de sa réactivation partielle – dans un paysage intellectuel et politique par ailleurs entièrement chamboulé – d’une conception de l’intériorité héritée des stoïciens ou d’Augustin, c’est l’« image construite autour du problème politique de la croissance incontrôlée des villes au xviie siècle » dans le Discours de la méthode (p. 37) qui motive une partie du développement. Celui-ci nous renseignera sur les conditions sociales et historiques qui rendent possible, pour l’exercice de la méditation philosophique par un individu particulier, l’aménagement d’un espace à l’écart du politique. On verra là un moyen, bien sûr, de rappeler le caractère métaphoriquement surdéterminé par l’architecture du partage entre intériorité et extériorité – nous y reviendrons (p. 41). Mais au-delà de ce contexte politique, la réception de la science galiléenne semble jouer le rôle central. La distinction entre les propriétés mécaniques des corps et les qualités sensibles, d’une part, et d’autre part la thèse de la dissemblance entre la perception sensible et le monde réel « hors de nous » (thèse fort justement nuancée, p. 72), conduit Descartes à concevoir une « intériorité métaphysique » ou « intériorité proprement humaine » qui échappe aux règles de la mécanique, et qu’il faut distinguer de ce que l’auteur appelle une « intériorité animale », par quoi il faut entendre une intériorité « matérielle », engagée dans tout ce qui se fait « en nous sans que nous y pensions » (p. 63, l’expression se trouve dans Descartes). Sans qu’il ne soit aucunement possible de confondre ces deux concepts, on notera le profit qu’il y a à entretenir « le caractère encore assez indéterminé de cette image » pour « désigner successivement l’intérieur du corps et l’intériorité spirituelle » et, par là, faire de l’intériorité le « lieu de la jointure entre âme et corps » tout au long du Discours de la méthode (p. 69).
Engagée autour des questions d’optique à la fin de cette première partie, la querelle avec Hobbes, en particulier à l’occasion des Troisièmes Objections et Réponses, constitue la porte d’entrée dans la partie suivante (« Métaphysique de l’intériorité. Entre intériorité et “sujet” », p. 79-128). Il s’agit de relire les Méditations métaphysiques, aventure s’il en est de reconquête de l’extériorité à partir d’une intériorité difficile à qualifier (l’ouverture première de l’ego à une transcendance plutôt qu’au monde extérieur est bien connue dans le commentaire cartésien). Cette relecture se devra de garder à l’esprit le contraste que représente la démarche de Hobbes qui « travaille à concevoir l’intériorité dans sa relation à l’extériorité, d’une part, et à la société, de l’autre » (p. 80). Le privilège accordé à l’intériorité métaphysique dans les Méditations est indéniable, du moins jusqu’à ce que la Méditation sixième introduise le problème de l’union de l’âme et du corps. On aurait pu s’attendre à ce que soit ici commenté l’écart entre la Méditation seconde et la Méditation sixième, n’y ayant pas, avant cette dernière, de distinction réelle de l’âme et du corps – et l’on se demandera si le passage du plan de la connaissance (de l’âme sans le corps) à celui de l’essence (l’âme conçue comme une substance immatérielle réellement distincte du corps), change quelque chose au concept d’intériorité mobilisé par l’auteur. Mais là n’est pas l’important, car il s’agit surtout de mettre en regard de l’itinéraire cartésien un parcours hobbesien où trouvent notamment leur place la « fiction de l’extériorité anéantie » et la volonté d’évacuer toute intériorité métaphysique en ramenant « les manifestations de l’intériorité (l’imagination, comme la conception en général) au double registre de la matérialité et de la phénoménalité » (p. 111-112). La confrontation permet surtout – c’est un acquis majeur du chapitre – de comprendre pourquoi Descartes refuse de concevoir l’ego comme « sujet » (matériel ou immatériel, peu importe) de la pensée, là où Hobbes suggère, dans un passage célèbre, la chose suivante :
Néanmoins tous les philosophes distinguent le sujet de ses facultés, et de ses actes, c’est-à-dire de ses propriétés, et de ses essences ; car c’est autre chose que la chose même qui est, et autre chose que son essence. Il se peut donc faire qu’une chose qui pense soit le sujet de l’esprit, de la raison, ou de l’entendement, et partant, que ce soit quelque chose de corporel, dont le contraire est pris, ou avancé, et n’est pas prouvé [cujus contrarium sumitur, non probatur] [1].
La démonstration, tout à fait convaincante, conduit à un développement suggestif sur la corporéité du sujet hobbesien et se ramasse dans une formule qui fait écho aux difficultés classificatoires dont il a été question en ouverture de ce compte rendu : « si c’est Hobbes qui substitue polémiquement aux expressions proprement cartésiennes de chose ou de substance le terme de “sujet” arraché à la scolastique, c’est bien plutôt la position de son adversaire que ce mot servira finalement à désigner » (p. 127). Il faut donc renoncer à grimer Descartes en héros de la modernité, inventeur du sujet, non seulement parce que ce récit, si cher depuis Kant et Hegel à la tradition continentale, est faux, mais plus largement encore parce que l’un des principaux représentants de la philosophie « anglaise » travaille de l’intérieur ce geste prétendument moderne.
Le débat entre Descartes et Hobbes se poursuit dans la troisième partie (« Politiques de l’intériorité. Applications et transferts », p. 128-179) qui examine ce qu’implique, du point de vue du partage entre intériorité et extériorité, la prise en compte du phénomène passionnel et de l’affectivité en général – passions et affects dont l’inscription sociale et politique est indubitable. Contribuant à une histoire de la psychologie moins soucieuse d’identifier de glorieux ancêtres que de montrer comment, du côté de Descartes, le « déploiement d’un programme psychophysiologique […] gagne du terrain sur “l’espace à part” d’une intériorité qui serait absolue et métaphysique » (p. 144), cette partie se signale surtout par sa remise en question d’une vision simpliste qui ferait de l’intériorité cartésienne un espace antipolitique et de la prétendue absence d’intériorité hobbesienne le prérequis de l’entreprise philosophique du Léviathan. Non seulement il est possible de localiser, par exemple dans la Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645 (p. 150-151) ou avec la théorie des passions, des lieux de porosité entre l’intérieur et l’extérieur chez Descartes, mais il faut également tenir compte du fait que, chez Hobbes, le sujet est à la fois requis (notamment sa volonté) pour la constitution du corps politique et constitué (au terme d’un processus d’assujettissement) par ce même corps politique.
C’est dans cette partie (p. 157 sq.), puis dans la suivante et ultime, qu’intervient le débat entre Locke et Leibniz, d’abord au titre des « politiques de l’intériorité », puis d’une « épistémologie de l’intériorité » (« Épistémologie de l’intériorité. De la conscience à la connaissance », p. 181-265). À nouveau, l’introduction du partage par Locke est conceptualisée à partir d’un site propre à rebattre les cartes du commentaire : la question de la tolérance, tant il est vrai que « le partage entre intériorité et extériorité structure la séparation entre religieux et politique, et qu’il commence à s’élaborer chez Locke à même ce problème concret de la relation entre État et groupes religieux » (p. 171). Pour l’essentiel, cependant, la confrontation entre Locke et Leibniz se situera sur le terrain de l’analyse de l’esprit, avec en toile de fond des questions cruciales, comme celles du statut des idées innées, de la réflexion, de la théorie du langage, ou de la conscience. Comme mentionné plus haut, les interventions de Coste, dont la tendance est souvent de « surimprime[r] […] au texte de Locke un horizon cartésien qui n’est pas présent dans le texte original » (p. 198), sont sans cesse mobilisées pour éclaircir les termes du débat et rendre compte des raisons de ce qui s’apparente parfois à des malentendus. Nous sommes dans ces pages au cœur du problème de l’empirisme : à une présentation qui ferait de ce dernier un courant philosophique visant à éliminer purement et simplement l’intériorité, l’auteur préfère marquer un point de bifurcation qui trouve son lieu dans le débat entre Locke et Leibniz – en effet, « selon qu’on définit l’intériorité comme disponibilité ou comme disposition, l’extériorité la façonne ou est façonnée (au sens où elle est ordonnée selon des principes qui sont présents virtuellement en l’esprit) » (p. 199).
L’enquête conduite par l’auteur est encadrée, en introduction et en conclusion, par des axes de réflexion nourris de discussions plus contemporaines sur le « mythe de l’intériorité » qui, à la lumière de l’histoire de la philosophie, semblent avoir en partie manqué leur objet, sans rien perdre bien entendu de leur intérêt proprement philosophique ni de leur puissance de suggestion. Mais un travail plus approfondi sur le sujet sera l’objet d’un autre livre (p. 272), pour lequel les points de repère offerts par Entre intériorité et extériorité s’avéreront sans aucun doute précieux. Notons pour finir une piste de lecture qui, bien qu’elle affleure à certains moments de l’ouvrage, n’est jamais véritablement considérée pour elle-même : celle qui consisterait à se saisir systématiquement du caractère métaphorique du vocabulaire de l’intériorité. Limitons-nous à un échantillon. Comme le note l’auteur, on s’attendrait par exemple à ce que Hobbes élimine purement et simplement l’intériorité – surtout si celle-ci est comprise comme « intériorité métaphysique » au sens de Descartes –, mais il n’en est rien car Hobbes, comme les autres, « manipule facilement et fréquemment des images et expressions renvoyant à l’intériorité et l’extériorité » d’où une « distribution » toujours « mobile » de ces termes (p. 109). Au-delà de l’étude du contexte et de la restitution des arguments philosophiques, on serait curieux de voir le partage étudié par l’auteur faire l’objet d’une analyse « métaphorologique », selon les directions de méthode indiquées par Hans Blumenberg dans son célèbre ouvrage de 1960. Avec, comme horizon, la question de savoir si l’intériorité est une métaphore employée faute de mieux (en l’attente d’une meilleure connaissance du fonctionnement de l’esprit, par exemple), ou bien une « métaphore absolue » et, en ce sens, irréductible.
Louis Rouquayrol
[1] Œuvres complètes, éd. C. Adam & P. Tannery [désormais cité AT], vii, 172, 25 – 173, 4. Signalons en passant que ce texte a fait l’objet de deux commentaires récents, qu’il serait éclairant de comparer avec celui proposé dans Entre intériorité et extériorité. Voir l’édition par Jean Terrel des Troisièmes Objections et Réponses (Paris, Vrin, 2019) ainsi que Martine Pécharman, « Troisièmes Objections et Réponses », in Dan Arbib (dir.), Les Méditations métaphysiques, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, p. 251-281.
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise IV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Raphaël PIERRÈS, Entre intériorité et extériorité. Deux débats au seuil de la modernité, Paris, Classiques Garnier, « Les Anciens et les Modernes », 2024, 290 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.
♦♦♦
Samuel M. Kaldas, The Cambridge Platonists and Early Modern Philosophy. Inventing the Philosophy of Religion, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Studies in Religion and Platonism », 2024, 330 p.
Année faste pour les études sur les platoniciens de Cambridge : outre cet ouvrage de Samuel M. Kaldas, on compte parmi les (re)parutions récentes un ouvrage collectif dirigé par Sarah Hutton (The Cambridge Platonists, New York et Londres, Routledge, 2024, 226 p., avec des contributions de Stephen R. L. Clark, Igor Agostini, Cecilia Muratori, John Sellars, Andreas Blank, Vili Lähteenmäki, David Leech, Emily Thomas, Mogens Lærke et Sarah Hutton) et une anthologie éditée par Douglas Hedley et Christian Hengstermann (An Anthology of the Cambridge Platonists. Sources and Commentary, New York et Londres, Routledge, 2024, 362 p.). À la lecture de ces travaux, on se convainc que, comme toutes sortes d’écoles philosophiques ou de courants de pensée, les « platoniciens de Cambridge » ne semblent pas échapper à ce que l’on pourrait appeler la loi des trois étapes historiographiques. (1) La généralisation hâtive est souvent la première : les historiens, désireux de mettre de l’ordre dans leurs objets d’étude et de fixer des points de repère dans le passé, assimilent un groupe d’auteurs – en l’occurrence, Benjamin Whichcote (1609-1683), Henry More (1614-1687), Ralph Cudworth (1617-1688) et John Smith (1618-1652) – à une position philosophique unifiée ou à un ensemble de thèses tenu pour homogène. Les pages que Cassirer consacre à ce qu’il appelle « l’école de Cambridge » et au « rationalisme dans la philosophie anglaise » dans Le Problème de la connaissance (t. 2, trad. R. Fréreux, Cerf, 2005, p. 149 sq.), pourtant lumineuses, relèvent encore de cette première étape. (2) Le nominalisme de principe vient ensuite : d’autres historiens, dénonçant les simplifications et amalgames auxquels se sont livrés leurs illustres prédécesseurs, restituent à chaque philosophe sa singularité en déconstruisant des catégories qui leur paraissent obsolètes et dépourvues de toute pertinence historique (Dimitri Levitin a ainsi pu défendre en 2015, dans Ancient Wisdom in the Age of the New Science, la « non-existence du platonisme de Cambridge »). (3) Il arrive qu’au cours d’une troisième étape, de généralisation prudente cette fois-ci, certains historiens, par des inductions patientes, reconstruisent à partir de la perception des acteurs eux-mêmes et de l’étude du contexte – en particulier l’étude des réseaux dans lesquels les acteurs se sont inscrits, ou des institutions qui ont contribué à leur formation philosophique –, une catégorie plus fine et respectueuse des singularités de chacun. Telle semble être, avec les publications de l’année précédente, l’étape qu’est en train d’atteindre l’historiographie consacrée aux platoniciens de Cambridge. C’est ce dont témoigne exemplairement The Cambridge Platonists and Early Modern Philosophy. Inventing the Philosophy of Religion, dans lequel on trouvera exprimé tout à fait explicitement le principe selon lequel « une des meilleures raisons pour attribuer une étiquette (label) à un penseur du passé est que cette étiquette constitue une partie importante de l’histoire que ce penseur raconte à propos de lui-même, ou que ses contemporains racontent à propos de lui » (p. 31, toutes les traductions sont nôtres).
D’où, dans la première partie de l’ouvrage (« The Origins of Cambridge Platonism »), une enquête minutieuse et passionnante qui, s’installant dans des débats tant politiques que théologiques et philosophiques, restitue les luttes institutionnelles qui agitent l’université de Cambridge dans la première moitié du xviie siècle. On découvre ainsi dans le chapitre 1 (« Learned and Ingenious Men ») l’atmosphère feutrée de Cambridge comme théâtre des querelles les plus vives au cours desquelles Whichcote, More, Cudworth et Smith (durant les décennies 1630 et 1640) ont reçu leur formation intellectuelle, puis suivi leur trajectoire professionnelle. Nos quatre auteurs passent à plusieurs reprises entre les mailles du filet : ils se forment au séminaire puritain de l’Emmanuel College et du Christ’s College, à une époque de tensions exacerbées entre les puritains et le roi Charles Ier, ce dernier s’opposant à la doctrine calviniste de la double prédestination (Dieu a choisi de toute éternité ceux qui seront sauvés comme ceux qui seront damnés) ; pendant les troubles de la première révolution anglaise, à raison de cette proximité avec les puritains, trois d’entre eux (Whichcote, Cudworth et Smith) sont promus dans l’université à l’occasion d’une purge sollicitée par le Parlement, en 1644, contre les cambridgiens suspects de royalisme excessif ; et quand, lors de la restauration, Charles II monte sur le trône en 1660, ils échappent à une seconde purge, cette fois-ci dirigée contre les puritains, ayant entretemps « cultivé une réputation de tolérance et de modération » (p. 11). Mais cela ne suffit pas encore à faire de Whichcote, More, Cudworth et Smith « un groupe de penseurs cohérent et distinct » dont on pourrait caractériser avec suffisamment de précision le prétendu platonisme (p. 21). Un échange de lettres entre Benjamin Whichcote et son ancien maître, le théologien puritain Anthony Tuckney (1599-1670) permet d’instruire plus précisément ce dossier : en 1651, un groupe de penseurs est clairement identifié au cours de cet échange comme ayant dévié de l’orthodoxie cambridgienne, par excès de lectures platoniciennes. Laissant de côté le contexte immédiat de l’épisode de 1651 – une querelle suscitée par des écrits anti-calvinistes du théologien John Goodwin (1594-1665) –, contentons-nous de citer Anthony Tuckner : « Lorsque vous étiez fellow ici [c’est-à-dire entre 1633 et 1644], vous vous êtes retrouvé dans la compagnie d’hommes très instruits et ingénieux (very learned and ingenious men) qui, je le crains, étudiaient au moins pour certains d’entre eux quelques auteurs plus que les Écritures ; et Platon et ses disciples, par-dessus tout » (cité p. 23). Toute l’argumentation de l’auteur consistera, à partir d’un certain nombre de documents et de témoignages, à montrer que More, Cudworth et Smith sont les very learned and ingenious men dont il est question dans le texte qui vient d’être cité.
Mais il ne s’agit pas seulement d’invoquer le contexte. Les lettres que Tuckner adresse à Whichcote ont aussi l’intérêt de donner un aperçu des principales thèses qui, aux yeux des théologiens puritains, constituent le cœur doctrinal défendu par les platoniciens de Cambridge (nous nous contentons de mentionner quelques exemples) :
– Le pouvoir de la nature en matière de morale est trop important. – On donne trop à la raison dans les mystères de la foi. […] – L’esprit et l’entendement sont tout ; le cœur et la volonté sont peu mentionnés. – Les décrets de Dieu sont mis en question et contestés ; car, selon notre raison, nous ne pouvons comprendre comment ils peuvent s’accorder avec Sa bonté, Dieu étant, selon votre expression, sous le pouvoir de cette dernière. – Ces philosophes et autres païens font de meilleurs candidats pour le ciel que ce que les Écritures semblent permettre. […] (Texte cité p. 27)
Conformément à la méthode de ce que nous avons appelé plus haut la généralisation prudente, la catégorie de platonisme ne recevra pas d’autre caractérisation que celle donnée par les acteurs eux-mêmes (sauf en un passage isolé où, perdant de vue son ancrage contextuel, l’auteur mobilise l’idée d’un Ur-Platonism forgée par Lloyd Gerson, comme si le platonisme existait… dans le ciel des idées !). Quand bien même nos quatre philosophes ne font pas tous profession d’admirer Platon, quand bien même ils ne témoignent pas tous d’une connaissance très fine de ses Dialogues (p. 268 : « Whichcote cite très rarement des sources platoniciennes, alors que More est un platonicien autoproclamé »), ils n’en demeurent pas moins perçus comme platoniciens, ou bien sont conduits à se revendiquer plus ou moins explicitement du platonisme (chapitre 2 : « “Plato and his Scholars”: Early Cambridge Platonism »). La première partie s’achève avec deux chapitres (chapitre 3 : « Puritanism and Predestination » et chapitre 4 : « Cambridge Platonists versus Cambridge Calvinists […] ») offrant un panorama des débats occasionnés par les doctrines puritaines de la double prédestination et de la « dépravation totale » selon laquelle « tous les êtres humains sont totalement dépourvus de toute bonté ou droiture qui pourraient les rendre aimables à Dieu » (p. 65). Puritains par d’autres aspects, les platoniciens de Cambridge n’adhèrent pas à ces thèses radicales ; ce désaccord est la matrice théorique de leur propre école de pensée qu’étudie la deuxième partie de l’ouvrage, en passant d’une approche plutôt contextuelle à une lecture plus détaillée des textes.
Cette deuxième partie (« Rival Conceptions of God and Goodness: The Platonic Anti-Calvinism of the Cambridge Platonists ») se signale par la reconstruction du caractère à chaque fois polémique des positions anti-calvinistes adoptées par les platoniciens de Cambridge. Mentionnons : une forme de réalisme moral, selon lequel Dieu, déterminé par les idées que se trouvent dans son entendement, « ne peut vouloir que ce qui est en conformité avec le modèle rationnel (rational pattern) de sa propre nature bonne » (p. 112) contre le volontarisme exacerbé des puritains (chapitre 5, « Goodness and the Will of God: Moral Realism versus Voluntarism ») ; une tendance à concevoir les attributs divins en adéquation avec ce que nous dicte notre « instinct moral » (p. 143) qui est « une participation directe à la bonté de Dieu lui-même » (p. 170-171), contre la doctrine de la double prédestination qui semble rendre Dieu cruel (chapitre 6 : « Is God an Arbitrary Tyrant ? Platonic Participation versus the Decree of Reprobation ») ; la défense d’une morale exigeant une « réelle transformation » de soi pour se rendre « semblable à Dieu » et à « l’idée archétypale de la bonté » (p. 207) contre la doctrine calviniste de la « justice imputée » qui détruit la liberté humaine et risque de conduire à une forme de laxisme (chapitre 7 : « Righteousness Real and Imagined: Participation and Deification versus Imputed Righteousness »).
Si, comme le note l’auteur, ces positions s’apparentent à certains arguments développés par d’autres auteurs anti-calvinistes, les développements de Whichcote, More, Cudworth et Smith se signalent, comme on a pu l’apercevoir dans le paragraphe qui précède, par un arrière-fond métaphysique d’inspiration platonicienne. C’est l’examen de cette métaphysique qui est au cœur de la troisième partie de l’ouvrage (« The Religious Epistemology of the Cambridge Platonists »). La thèse de celle-ci, constituée de trois chapitres (chapitre 8 : « Reason and the Mind of God: Platonic Religious Epistemology » ; chapitre 9 : « Deification as Spiritual Sensation: The Epistemology of Religious Experience » ; chapitre 10 : « Liberty, Violence and Practical Reason: Moral Obligation and the Law of Love ») est clairement exprimée p. 267 : c’est une philosophie raffinée, comprenant une épistémologie, une éthique et une métaphysique, à la fois chrétienne et platonicienne, qui fonde le rejet, par les platoniciens de Cambridge, du calvinisme.
Par exemple, les platoniciens de Cambridge affirment, avec d’autres anti-calvinistes, que la volonté de Dieu n’est pas arbitraire, qu’elle est guidée par la bonté de sa nature ; mais ils vont plus loin en identifiant la bonté naturelle de Dieu avec les formes platoniciennes, idées ou raisons éternelles et immuables des choses, auxquelles la raison humaine participe également et qui informe les vies et les pensées de tous les êtres humains vertueux. (p. 267)
La défense de cette thèse est l’occasion d’explorer la philosophie de la religion des platoniciens de Cambridge, tout en rappelant que le syntagme apparaît pour la première fois sous la plume de Cudworth. Au total, The Cambridge Platonists and Early Modern Philosophy. Inventing the Philosophy of Religion accomplit indéniablement ce qu’il avait la prétention d’accomplir : reconstruire prudemment la catégorie de « platoniciens de Cambridge » en prenant pour fil conducteur leur pensée religieuse anti-calviniste enracinée dans une métaphysique platonicienne ; tenir compte des singularités de Whichcote, More, Cudworth et Smith, auxquels il ne s’agit en aucun cas de prêter a priori des positions communes ; les inscrire dans un réseau plus vaste comprenant, outre le noyau dur, des sympathisants, compagnons de route et autres penseurs anti-calvinistes (voir notamment p. 50 sq.). On se contentera simplement de remarquer que le concept de « religious epistemology » qui donne son titre à la troisième et dernière partie, n’est pas absolument clair, notamment parce qu’il se superpose à l’idée d’une « Platonic epistemology » – les relations exactes entre christianisme et platonisme n’étant en fait abordées que très rapidement en conclusion, avec l’idée selon laquelle « Whichcote, Cudworth, More et Smith ne peuvent être qualifiés de platoniciens qu’à la manière dont des penseurs médiévaux comme Albert le Grand ou Thomas d’Aquin peuvent être qualifiés d’aristotéliciens : ils utilisent les ressources philosophiques qu’offre le platonisme pour contrer ce qu’ils regardent comme une déformation grotesque de la foi chrétienne » (p. 294).
Louis Rouquayrol
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise IV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Samuel M. Kaldas, The Cambridge Platonists and Early Modern Philosophy. Inventing the Philosophy of Religion, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Studies in Religion and Platonism », 2024, 330 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.
♦♦♦
Tweyman, Stanley, Method, Intuition, and Meditation in Descartes’ Meditations on First Philosophy, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2023, 171 p.
La question classique du rapport entre méthode et métaphysique – c’est-à-dire essentiellement la question de la place des procédures de connaissance décrites par les Regulae ad directionem ingenii dans « l’ordre des raisons » propre aux Meditationes de prima philosophia – est au cœur de cet ouvrage dont certains chapitres, publiés sous la forme d’articles, ont déjà été signalés (BC XVI, p. 25 ; BC XIX, p. 46) ou commentés (BC XII, p. 36 et p. 41). Prenant pour point de départ la déclaration selon laquelle Descartes aurait « trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques d’une façon qui est plus évidente que les démonstrations de la géométrie » (À Mersenne, 15 avril 1630, AT I, 144), l’ouvrage fait l’hypothèse que la méthode d’inspiration mathématique des Reg. ne s’applique pas en métaphysique. Quelle pourrait bien être alors cette méthode, sinon la « méthode d’analyse » dans laquelle « il y a toujours un aspect de découverte par soi-même [self-discovery], dans laquelle le lecteur a affaire aux mêmes idées innées que celles dont s’occupe Descartes » grâce à une lutte impitoyable contre les sens et les préjugés (p. 9) ? La thèse, exprimée dans le premier chapitre (« The Method of Geometry and the Method of the Meditations »), est, on s’en doute, fondée sur la célèbre distinction des IIae Responsiones entre « analyse » et « synthèse » (AT VII, 155-157). Elle constitue le fil conducteur à partir duquel l’ouvrage s’engage, en cinq chapitres, dans une relecture des cinq premières Meditationes – la Première méditation recevant un traitement assez proche, dans l’esprit, de celui que lui réservait Harry Frankfurt (chapitre 2 : « The First Meditation: Beginning the Quest for the First Principles of Human Knowledge through the Senses »). Notons que c’est, en quelque sorte, en opérant une série de glissements que l’auteur élabore sa thèse : à l’idée selon laquelle il y a dans les Règles une méthode d’inspiration mathématique, il substitue celle selon laquelle cette méthode est « la méthode des mathématiques » ; cette « méthode des mathématiques » est reconduite à la « synthèse » telle que Descartes la caractérise en 1641 ; enfin, l’analyse qui est une « manière de démontrer » (ratio demonstrandi) ou une « voie » (via) est sans autre forme de procès caractérisée comme une « méthode » à part entière, sans que le concept de « méthode » soit véritablement élucidé, ni le problème de l’unité de ce concept dans le corpus véritablement posé. Ces glissements n’empêchent toutefois pas l’auteur de procéder à une relecture approfondie des Meditationes, tout en donnant une série d’aperçus suggestifs sur tel ou tel point nodal de l’itinéraire métaphysique. Parmi les nombreux lieux cartésiens évoqués, on retiendra surtout les deux suivants qui, dans une large mesure, organisent le propos : les démonstrations de l’existence de Dieu, d’une part, et d’autre part la validation de la règle générale de vérité.
Dans une lecture qui ne se propose pas de distinguer l’auteur (Descartes) et le sujet (méditant) des Meditationes, S. Tweyman, après avoir insisté sur le caractère intuitif de la saisie du cogito (chap. 3 : « Descartes Proofs of His Existence »), estime que l’écriture analytique des Méditations laisse une place, en sus de l’intuition, pour une autre « faculté cognitive » : la « méditation » (p. 10-11). Le chapitre 4 (« Knowing God through Meditation ») élabore cette distinction entre « intuition » et « méditation » en optant pour une lecture forte de la fin de la Meditatio III : il ne s’agirait plus là, comme dans le cogito, de saisir par intuition un lien nécessaire entre deux notions mais, par une contemplation toujours plus approfondie, de s’apercevoir que « l’idée de Dieu est contenue dans l’idée que [Descartes] a de lui-même en tant que chose pensante » (p. 63). Le caractère méditatif, voire « esthétique », de cette saisie de l’idée de Dieu, s’autorise également de la comparaison avec la technique du peintre Apelle : tout comme le style du peintre est lisible à même son œuvre, l’idée de Dieu se déchiffre par une marque laissée dans la créature (Vae Resp., AT VII, 372). Ceci conduit l’étude à soutenir que les deux versions de la preuve a posteriori de l’existence de Dieu échouent à nous procurer l’intuition que Dieu est le créateur de la res cogitans. D’où le nécessaire dernier paragraphe de la Meditatio III, dont la présence indique que si « une relation spéciale existe entre l’idée de Dieu et l’idée du moi comme chose pensante, […] cette relation spéciale ne peut pas être établie par la raison ». Elle doit l’être par la « méditation » (p. 65). Conformément à la méthode analytique, les deux preuves a posteriori jouent seulement le rôle d’une préparation mentale, qui met l’esprit en situation de méditer sur le rapport entre res cogitans et Dieu (p. 74). Cette lecture, qu’on pourrait qualifier (faute de mieux) d’« irrationaliste », ne s’arrête cependant ni sur les écarts importants avec le texte latin ni sur le retour, avec l’acies ingenii (AT VII, 52, l. 15), d’un vocabulaire propre aux Regulae au cœur du moment de « contemplation » par le sujet méditant de l’idée de Dieu.
Le chapitre 6 (« Descartes’ Knowledge of God in the Fifth Meditation and the Divine Guarantee ») reproduit, concernant le caractère méditatif (et non intuitif) de la connaissance de Dieu dans la Meditatio V, une argumentation similaire à celle conduite pour la Med. III. Il engage en outre, et de concert avec le chapitre 5 (« God, Mathematics, and Clear and Distinct Ideas »), une relecture de la validation de la règle générale de vérité – dont il est opportunément rappelé au moyen de la Synopsis (AT VII, 15) qu’elle n’intervient qu’avec la Meditatio IV. L’auteur juge en effet que la Meditatio IV relance l’hypothèse du malin génie : quand bien même nous saurions que Dieu ne peut pas vouloir nous tromper, il reste à montrer que c’est bien lui qui a « créé toutes les idées claires et distinctes » (p. 106-107). Dans les Meditationes IV et V, tout se passe donc comme si Descartes développait progressivement le sens et le champ d’application de sa règle générale, jusqu’à prendre en compte les « intuitions et déductions mathématiques » (p. 111).
L’ouvrage s’achève avec un certain nombre de perspectives critiques qui portent en particulier sur le problème du cercle et la démonstration de l’existence de Dieu, avant une longue bibliographie (p. 121-159). Cette dernière tient compte de certains travaux récents sur la méthode et la métaphysique ; on pourrait regretter que ces travaux ne soient jamais discutés, ce qui s’explique bien entendu par le caractère parfois ancien des contributions rassemblées dans ce volume. Cela dit, on appréciera un ouvrage qui, tout en combinant la rigueur de la reconstruction analytique avec une comparaison, sur chaque point commenté, des textes pertinents du corpus, offre une interprétation à la fois cohérente et globale des Meditationes de prima philosophia.
Louis Rouquayrol (CNRS, Lyon/Oxford)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LIV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Tweyman, Stanley, Method, Intuition, and Meditation in Descartes’ Meditations on First Philosophy, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2023, 171 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 223-224.
♦♦♦
Dika, Tarek R., Descartes’s Method. The Formation of the Subject of Science, Oxford, Oxford University Press, 2023, 416 p.
Après The Method of Descartes de Leslie John Beck (1952) et Sur l’ontologie grise de Jean-Luc Marion (1975), les Regulae ad directionem ingenii connaissent, avec Descartes’s Method. The Formation of the Subject of Science, leur troisième commentaire prétendant à l’exhaustivité. Ce dernier tranche avec ses deux prédécesseurs sous au moins trois rapports. Il s’instruit tout d’abord d’une connaissance minutieuse du « manuscrit de Cambridge » découvert en 2011 par Richard Serjeantson et récemment publié (intr., éd. et notes par R. Serjeantson et M. Edwards, OUP, 2023). Ensuite, il s’oppose nettement à une thèse partagée par L. B. Beck et J.-L. Marion selon laquelle « la méthode de Descartes n’est pas un habitus dans la mesure où […] les habitus scientifiques se distinguent par leurs objets respectifs » (« the Beck-Marion thesis », p. 54-55). Enfin, ce commentaire ne restitue pas la substance des Règles pour la direction de l’esprit selon « l’ordre du texte » – que l’on sait n’être pas exempt d’un certain nombre d’accidents que l’analyse génétique permet en partie d’élucider – mais « selon l’ordre des problèmes à résoudre pour apprendre la méthode » (p. xvii). Reprenons, comme fil conducteur, ces trois points.
Il va sans dire que l’exploration du « manuscrit de Cambridge » (ci-après : C.) aide à affiner notre connaissance de la genèse des Règles. C. donne indubitablement à lire une version antérieure (située ici en « 1627 au plus tôt ») par rapport aux sources connues jusqu’à présent (lesquelles offrent un texte datant de « 1629 au plus tard » – cf. « Appendix. Descartes’s Rules: Manuscripts, Dates, and Title(s) », p. 353-356). Sans jamais apporter de changement fondamental dans les perspectives d’interprétation, ce manuscrit permet cependant de confirmer tel ou tel aspect de la démonstration. Ainsi (p. 74-75), l’apparition tardive de la théorie des « natures simples » explique, selon T. Dika, l’absence du début de la Reg. I dans C. (AT X, 359, 8-360, 22) – le lien entre dénombrement des objets de la connaissance dans la Règle XII et conception unifiée de la science dans la Règle I se trouvant au cœur de la thèse que défend l’auteur (voir infra). De même (p. 137-140), l’identification de la mathesis universalis avec la théorie des proportions se voit confirmée par l’apparition plus tardive, dans les autres sources, à la fois de la dernière partie de la Reg. IV (sur la mathesis universalis) et de la fin de la Reg. VI (sur la théorie des proportions). Enfin, lorsque l’étude soutient l’idée d’une « forme de dualisme corps-esprit » dans les Reg., qu’il déduit des caractéristiques (simplicité, indivisibilité, indépendance, etc.) de la vis cognoscens qu’énumère la Reg. XII, les nuances parfois imperceptibles de C. permettent de polir sa lecture. Autrement dit : de suivre l’élaboration progressive d’une thèse qui, à partir d’une opposition primitive entre vis cognoscens et phantasia (« Concipiendum est vim illam, per quam res cognoscimus esse aliquid in nobis [a] phantasia non minus distinct[a]m quam sit oculus, vel manus » [éd. de C. citée supra, p. 228]), ouvre la voie à une distinction plus ferme, et destinée à être encore renforcée en contexte métaphysique, entre l’esprit et le corps (« Quinto denique, concipiendum est, vim illam, per quam res proprie cognoscimus, effe pure spiritualem, atque a toto corpore non minus distinctam, quam sit fanguis ab osse, vel manus ab oculo » [AT X, 415, 13-16]).
Quant à la thèse de l’ouvrage, elle combine simplicité et fécondité, pour autant qu’elle engage une relecture de la totalité des Regulae à partir d’une redéfinition claire et originale de la méthode de Descartes : celle-ci constitue « une disposition cognitive ou un habitus permettant de résoudre des problèmes, qui peut être actualisée de diverses manières bien définies, toujours en fonction des paramètres du problème à résoudre » (p. xvii). Deux conséquences importantes s’ensuivent. – D’une part, la prétention de la méthode à l’universalité n’implique pas, comme la quasi-totalité des commentateurs a pu le soutenir (voir p. 4, n. 3), l’uniformité de cette méthode, c’est-à-dire l’unité des règles et des procédés employés pour résoudre des problèmes, quelle que soit par ailleurs la nature de ces problèmes (« Introduction : Descartes’s Method. Universality without Uniformity »). Face au constat nécessaire de la grande diversité de ces règles et procédés à l’œuvre dans la science cartésienne (métaphysique comprise), de deux choses l’une : ou bien l’on se figure que Descartes a abandonné, changé ou renoncé à sa méthode ; ou bien, s’attachant à une certaine idée de l’unité de la pensée cartésienne dans la diversité, on soutient que la méthode est fondamentalement plastique, toujours adaptée dans son usage aux matières qu’il s’agit d’examiner. C’est ce qu’autorise la notion d’habitus, un habitus étant acquis par la répétition de pratiques et d’exercices divers, lesquels produisent chez le sujet de la science une disposition durable à faire bon usage de ses opérations intellectuelles (intuition, déduction, énumération). Loin d’être toujours le même, cet usage non seulement s’adapte aux différentes occasions que rencontre le sujet de la science dans sa vie intellectuelle, mais il requiert encore qu’à chaque fois toutes les ressources de l’esprit soient dûment mobilisées. Pour ces deux raisons, « l’habitus scientifique cartésien est à bien des égards structurellement analogue à la phronesis aristotélicienne » (p. 53). – D’autre part, la méthode ainsi définie innerve toute la production scientifique de Descartes, des Regulae jusqu’aux Passions de l’âme. De ce point de vue, le onzième et ultime chapitre (« Descartes’s Method after Rules ») est notamment dédié à une réfutation de la thèse de Daniel Garber selon laquelle, après le Discours de 1637, la méthode des Regulae, entièrement orientée vers la résolution de quaestiones particulières, serait abandonnée au profit d’une approche de la connaissance par système (voir en particulier D. Garber, « Descartes and Method in 1637 », in Descartes Embodied, 2001, p. 33-51, trad. fr. par O. Dubouclez, Corps cartésiens, Paris, Puf, 2004, p. 53-74). Un simple survol de la production de Descartes après 1629 montre pourtant que (a) la culture méthodique des opérations de l’esprit continue de jouer un rôle essentiel, tandis que (b) la formation, avec les Principia, d’une philosophie systématique, n’empêche pas que le système soit « constitué par la résolution d’une série de problèmes particuliers dans le bon ordre » (p. 330) : on retrouve là les deux volets de la définition, par T. Dika, de la méthode cartésienne (c’est-à-dire (a) disposition ou habitus à (b) résoudre des problèmes). Du reste, le concept de « science » n’articule-t-il pas toujours, chez Descartes, « une habileté à résoudre toutes les questions » (selon la célèbre définition de la lettre à Hogelande du 8 février 1640, AT III, 722) et une série de propositions disposées dans le bon ordre (p. 59-61) ?
Venons-en à la structure de l’ouvrage. Un premier chapitre (« The Habitual Unity of Individual Science: Aquinas to Suarez ») dresse un état des lieux des débats entre les scolastiques (de Thomas d’Aquin à Suárez) sur la possibilité d’articuler une conception unifiée de la science avec une théorie des habitus scientifiques. Est ensuite localisée chez Descartes une rupture capitale (chapitre 2 : « The Habitual Unity of Science. Descartes ») : la levée de l’interdit aristotélicien de la sortie hors du genre (metabasis), grâce à la théorie des natures simples (garantissant l’homogénéité des objets de la science). Dès lors, les Règles peuvent garantir l’unité de la science par l’unité de l’habileté à résoudre toutes sortes de problèmes, habitus ou habileté en quoi consiste la méthode. Moyennant quoi l’enseignement de la Reg. I est clair : « en résolvant un problème dans une science, je perfectionne ma capacité à résoudre des problèmes dans d’autres sciences » (p. 61) – situation proprement impensable pour les scolastiques, la théorie de l’incommunicabilité des genres entraînant plus ou moins fatalement la dispersion des objets de la science et la diversification des habitus scientifiques afférents. Bien entendu, la Reg. I enseigne également que les vertus intellectuelles « ne doivent pas être comparées aux habitus corporels » (p. 59), mais l’erreur de L. B. Beck et J.-L. Marion est, au fond, d’avoir voulu « jeter le bébé avec l’eau du bain » : Descartes transforme les habitus scolastiques « en les soustrayant à la théorie plus large de la science dans laquelle ils étaient jusqu’alors intégrés » (p. 67). Il suffit, pour s’en rendre compte, de tourner son attention vers la prolifération dans les Règles du vocabulaire des « exercices », des « pratiques », etc., qui font de la méthode un « art » appelé à « cultiver » l’esprit en produisant en lui des dispositions intellectuelles durables.
La thèse étant posée, le plan s’ensuit naturellement : il conviendra de reconstruire les différents degrés de culture par lesquels l’esprit est susceptible de passer, plutôt que de suivre l’enchaînement des Reg. dans leur ordre propre. L’ouvrage commence donc (chapitre 3 : « The Operations of the Method: Intuition, Deduction, and Enumeration ») par décrire les trois opérations fondamentales que sont l’intuition, la déduction et l’énumération, en précisant que « ces opérations ne produisent aucune science tant que l’on ne maîtrise pas leur déploiement coordonné pour résoudre des problèmes particuliers » (p. 64). Les exercices ordinaires que décrivent les Reg. IX et X donnent à l’esprit dans l’usage de ses opérations un premier degré de culture, que viendra renforcer l’observation scrupuleuse des implications scientifiques de la théorie des proportions, la mathesis universalis étant alors conçue comme une science propédeutique (chapitre 4 : « The Culture of the Method: The Methodological Function of Mathesis Universalis »). Il s’agira ensuite d’appliquer les procédures méthodiques ainsi acquises au problème de la connaissance lui-même : c’est l’enjeux des Reg. VIII et XII, qui conjuguent une connaissance des limites de la connaissance humaine (chapitre 5 : « Defining the Problem of the Limits of Knowledge in Rules ») et une théorie des facultés de l’esprit (chapitre 6 : « Descartes’s Theory of the Faculties in Rules ») comme des objets de la science (chapitre 7 : « Descartes’s Theory of the Objects of Knowledge in Rules »). Après une station dans les débats sur le dualisme des Règles (chapitre 8 : « The Origins of Cartesian Dualism in Rule 12 »), l’auteur envisage successivement la question des « problèmes parfaitement compris », c’est-à-dire : les mathématiques (chapitre 9 : « Perfectly Understood Problems: Method and Mathematics in Rules 13-21 »), puis, avec l’exemple de la ligne anaclastique dans la Règle VIII, la question des « problèmes imparfaitement compris » (chapitre 10 : « Imperfectly Understood Problems: Descartes’s Deduction of the Law of Refraction and the Shape of the Anaclastic Lens in Rule 8 »).
Ce simple survol des chapitres doit permettre de donner la mesure d’un parcours exemplaire par sa maîtrise, où l’érudition historique le dispute à la précision de l’analyse, et où la connaissance du corpus cartésien dans sa diversité comme la facilité à circuler d’un texte à un autre rivalisent avec une fréquentation impeccable de la littérature secondaire. Cette volonté d’exhaustivité conduit parfois T. Dika, dans tel ou tel chapitre, à perdre de vue le fil conducteur de sa thèse et sa conception de la méthode comme « habileté à résoudre toutes sortes de questions ». Il n’empêche : lorsque c’est le cas, le lecteur n’a plus entre les mains une très bonne monographie mais, sans beaucoup perdre au change, une très utile introduction aux Regulae et aux débats interprétatifs qui les traversent.
L’ouvrage, qui constitue à n’en pas douter la nouvelle référence sur le sujet, ne manquera pas à l’avenir d’être discuté dans son détail foisonnant ; on se contentera donc, pour terminer cette recension, de mentionner une ambiguïté et ce qui nous apparaît comme une omission. L’ambiguïté concerne l’identité du sujet (ou « opérateur ») de la méthode. Selon l’auteur, il s’agit de l’ingenium (p. 62-67). Mais, d’une part, la relation entre l’ingenium et la bona mens des Reg. I et VIII n’est jamais spécifiée : n’y a-t-il pas de bonnes raisons de penser que, chez Descartes, le « bon sens » constitue, comme puissance de faire un bon usage de nos facultés, l’instance cultivante, et l’ingenium ce qu’il s’agit de cultiver ou de perfectionner ? D’autre part, est sous-estimé le caractère pour ainsi dire pédagogique de la méthode : celle-ci permet non seulement de résoudre des problèmes, mais encore d’exposer leurs solutions de telle manière que, par la mise en ordre des notions, par l’élimination des données non pertinentes et par la progressivité dans la complexité des objets de la connaissance, tout esprit puisse parcourir sans effort une série déductive en faisant usage de sa capacité d’intuition, de déduction et d’énumération. Lorsque l’auteur écrit – la déclaration n’est pas isolée – que chez Descartes « les habitus scientifiques sont entièrement basés sur une seule opération : l’intuition » (p. 66), il nous semble que Tarek Dika tend à confondre deux choses que Descartes cherche soigneusement à distinguer : « l’invention d’un ordre », qui « exige beaucoup d’industrie » (c’est ce qu’enseigne la méthode), et la connaissance de cet ordre constitué, qui « ne comporte absolument aucune difficulté » (Reg. XIV, AT X, 451, 9-13). Or, si l’intuition (et la déduction, qui potentiellement s’y réduit) s’exerce et se cultive par la connaissance d’un ordre déjà constitué (d’où le caractère pédagogique de la méthode), elle est de peu d’usage dans l’invention d’une solution à un problème complexe où toutes sortes de dispositions, d’opérations et de procédés industrieux sont à mettre en œuvre (énumérer des expériences, simplifier une difficulté, utiliser des signes écrits, etc.). – Quant à l’omission, elle concerne l’examen des obstacles (cognitifs, mais aussi culturels et sociaux) à l’acquisition d’un habitus scientifique. Les Regulae multiplient analyses et exemples qui dessinent la situation désastreuse dans laquelle se trouve, à l’origine, un esprit souhaitant se cultiver : ne faudrait-il pas qu’une étude des vertus intellectuelles chez Descartes s’attache à concevoir ces vertus comme autant de conquêtes ou, si l’on préfère, comme autant de batailles menées et remportées contre un ensemble de vices, d’institutions et de pratiques intellectuelles néfastes ?
Ces remarques n’ont nullement vocation à rabattre la rigueur, la profondeur et l’audace d’un travail indiscutablement décisif, dont il convient de saluer pour finir qu’il soit rédigé avec le plus haut degré de clarté et de distinction.
Louis Rouquayrol (CNRS, Lyon/Oxford)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LIV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Dika, Tarek R., Descartes’s Method. The Formation of the Subject of Science, Oxford, Oxford University Press, 2023, 416 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 200-204.
♦♦♦
Thomas Holden, Hobbes’s Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2023, 240 p.
La religion de Hobbes, c’est-à-dire aussi la religion selon Hobbes introduit à des questions fascinantes. Car il faut bien dire que les énoncés du philosophe anglais sur le sujet, plus audacieux les uns que les autres, ont tout pour nous captiver : qu’un auteur du XVIIe siècle ait pu non seulement penser, mais encore écrire et imprimer que « Dieu est un corps » ou que « Toute religion qui n’est pas publiquement autorisée est superstition », voilà qui ne doit pas laisser indifférent. À la rigueur, en matière de religion, une seule proposition de Hobbes paraît n’avoir rien de scandaleux : « Dieu existe ». Pour n’être évidemment pas très originale, cette dernière n’en pose pas moins au commentateur son lot de difficultés. Car si (presque) tout laisse à penser que Hobbes est athée, cette seule proposition – « Dieu existe » –, inlassablement répétée, interdit tout jugement à l’emporte-pièce. Thomas Holden, dans son ouvrage Hobbes’s Philosophy of Religion, se donne dès l’introduction pour tâche de mettre fin au dissensus qui persiste entre les interprètes sur ce point : Hobbes, « chrétien […] non-conventionnel » (c’est le moins qu’on puisse dire) ou « athée » caché (p. 1) ? Ni l’un ni l’autre, car la question est tout simplement mal posée. L’auteur considère en fait que seule une attention accrue au langage religieux, et donc au statut des propositions qui constituent ce langage, est susceptible de nous livrer les clés de la philosophie de la religion de Hobbes – et même, nous y reviendrons pour finir, de sa religion personnelle.
La thèse centrale du livre, clairement mise en évidence dans le chapitre 2 (« The Language of Natural Religion »), est que ce langage se distribue en deux principales fonctions : (a) une fonction descriptive, où les énoncés sont susceptibles d’être vrais ou faux ; (b) une fonction expressive, où ils sont seulement susceptibles d’être ou de ne pas être convenables. C’est à un passage de la Critique du De Mundo de Thomas White (c. 35, § 16) que se réfère l’auteur comme au plus significatif pour soutenir son argument (p. 11) : « […] j’incline à cette opinion, qu’aucune proposition ne peut être vraie concernant la nature de Dieu, sauf celle-ci : Dieu existe ; et qu’aucune appellation ne peut convenir excepté cet unique nom : étant [ens]. Tout le reste ne relève pas de l’analyse de la vérité philosophique, mais de l’expression de nos affects [affectus], par lesquels nous voulons glorifier [magnificare], louer [laudare] et honorer [honorare] Dieu ».
Comme il ressort de cet extrait, les propositions qui constituent le langage religieux expriment, pour l’essentiel, notre désir d’honorer convenablement un Dieu qui, par ailleurs, nous est incompréhensible – plutôt qu’elles ne sont destinées à s’inscrire dans un discours dont le vrai et le faux constitueraient l’horizon. La question est cependant celle de savoir si la fonction expressive du langage (b) est entièrement soustraite aux normes intellectuelles qui gouvernent sa fonction descriptive (a). La réponse de l’auteur est nuancée. D’un côté, il y a bien entre la sagesse, l’omniscience, la bonté, etc., qui sont traditionnellement attribuées à Dieu pour l’honorer « une sorte de logique associationniste faible » (p. 13) ; de l’autre, certaines circonstances peuvent exiger que l’on attribue à Dieu, pour l’honorer, des propriétés sinon contradictoires entre elles, du moins contraires à celles auxquelles nous sommes accoutumés (p. 14). Les chapitres 4 (« Talking and Thinking about an Inconceivable God ») et 6 (« Sin, Necessity, and God Moral’s Attributes ») explorent cette seconde possibilité. Pour ne s’en tenir qu’à l’exemple le plus célèbre, attribuer à Dieu le nom d’« esprit » c’est, comme le précisent les Elements of Law (p. I, c. 11, § 4, cité p. 77), le faire « non en tant que nom de quelque chose que nous concevons », puisqu’un esprit incorporel est, dans la philosophie de Hobbes, inconcevable, « mais en tant que signification de notre révérence qui désire abstraire de lui toute grossièreté corporelle » (trad. D. Thivet). Tout aussi bien, dire de Dieu qu’il est corporel c’est, pour un philosophe qui, à l’instar de Hobbes, sait que seuls les corps existent, non pas produire « une affirmation substantielle sur la nature de Dieu », mais « simplement […] insister, dans des termes convenablement affirmés et vigoureux, sur le fait de son existence » (p. 76).
À partir de cette thèse, l’on peut faire trois séries de remarques.
(1) Concernant la fonction expressive du langage religieux, l’auteur précise l’originalité du propos de Hobbes, qui ne peut se reconduire ni à une forme de « théologie négative » ni à une quelconque « théorie analogique ». Soit la théologie négative : Hobbes s’en écarte car il est clair qu’il est convenable, pour exprimer notre désir de glorifier Dieu, de concevoir en lui des « attributs positifs » (« le plus haut », « le plus grand », etc.) quand bien même ce serait seulement pour leur « force honorifique » (p. 17). Quant à la « théorie analogique », si Hobbes s’accorde avec Thomas d’Aquin pour constater que nous forgeons les attributs divins par anthropomorphisme, il s’agit justement pour le philosophe anglais de refuser à ces attributs tout « contenu descriptif » (p. 18).
Le chapitre 5 (« Love and Fear of an Inconceivable God ») montre au demeurant que Dieu étant proprement inconcevable, l’insistance de Hobbes sur la fonction expressive du langage religieux ne signifie pas qu’en voulant glorifier Dieu il s’agisse de faire l’expérience de « véritables passions » (amour, haine, peur, etc.) « orientées vers [lui] » (p. 84). Honorer Dieu, c’est reconnaître sa puissance, le signe de cet honneur rendu à Dieu consistant dans le culte – et c’est à ce point que la sollicitation par l’auteur de la fonction expressive du langage religieux rencontre l’analyse hobbesienne du caractère social de la religion (voir en particulier les chapitres 7, « Conventional Religion and Revealed Religion » et 8, « Definitions of Religion »). Un passage important du De Cive (c. 15, § 17), cité par l’auteur (p. 151), rend cette relation tout à fait explicite : « […] si les particuliers adoraient Dieu en suivant chacun sa propre raison, il y aurait une telle variété parmi les adorateurs que chacun jugerait le culte de l’autre indigne, voire impie, et qu’ils donneraient tous l’impression aux autres de ne pas honorer Dieu » (trad. P. Crignon). Autrement dit, si l’essentiel du discours religieux s’épuise dans le désir d’honorer Dieu, ce discours ne pourra manquer d’être capturé par des dispositifs culturels historiquement et géographiquement situés qui codifient, précisément, des manières particulières de manifester cet honneur.
(2) Concernant la fonction descriptive du langage religieux, quelques précisions s’imposent. En premier lieu, l’auteur soutient que « Dieu existe » n’est pas l’unique texte de ce que l’on pourrait tenir pour la théologie naturelle hobbesienne. En l’occurrence, trois énoncés doivent plus particulièrement être retenus : Dieu « (i) est la cause de l’univers compréhensible par l’homme, (ii) est extrêmement puissant, et (iii) existe » (p. 39). La question qu’adresse le chapitre 3 (« Cosmological and Teleological Reasoning ») à cette « théologie naturelle descriptive minimaliste » est celle de son rapport avec les traditionnelles preuves cosmologiques et téléologiques de l’existence de Dieu. Les textes, comme le reconnaît l’auteur, ne sont pas limpides. Certains (Elements of Law, c. 11, § 2 ; Léviathan, c. 11, § 25 et c. 12, § 6) semblent présenter une preuve de l’existence de Dieu fondée sur l’impossibilité d’une régression à l’infini dans la recherche des causes. D’autres ( Critique du De Mundo de Thomas White, c. 26 ; De Corpore, c. 26) contestent au contraire la pertinence de ces preuves. Une telle disparité dans les textes était destinée à mettre à l’épreuve la sagacité des commentateurs. Comme souvent dans l’ouvrage, l’auteur présente un état des lieux très précis de la littérature (ici, p. 44-49) : faut-il penser que Hobbes attaque certaines versions de la preuve cosmologique ? Qu’il a changé d’avis ? Qu’il fait semblant de souscrire à cette preuve par prudence, en gardant par-devers lui une position beaucoup plus sceptique ? La solution de l’auteur est la suivante : Hobbes se contente, lorsqu’il restitue la preuve cosmologique, d’un « compte rendu descriptif d’un processus psychologique courant, au cours duquel la poursuite imaginative dans la régression des causes conduit à une sorte d’épuisement mental et à admettre qu’il existe quelque chose comme une cause première de tout » (p. 49). Il ne s’agit pas d’une preuve à proprement parler ou, plus précisément, il ne s’agit pas d’une démonstration au terme de laquelle Dieu pourrait être identifié comme « cause première » – puisque, nous le savons, Dieu est à ce point incompréhensible qu’on ne peut quasi rien dire de lui. C’est du moins ce que pense l’auteur, et voici la conséquence qu’il en tire : le titre, que l’on attribue à Dieu, de « cause première », est un titre purement honorifique qui relève de la fonction expressive du langage religieux. On pourra néanmoins se demander si la thèse, centrale dans l’ouvrage, de l’expressivism de Hobbes en matière de discours religieux ne rencontre pas ici une limite, car l’auteur ne parvient pas toujours à tracer une frontière très nette entre ce qui relève du « descriptif » et de l’« expressif » lorsqu’il est question de l’argument cosmologique – au point de reconnaître que son interprétation peut « sembler excessivement spéculative » (p. 50). Au demeurant, l’idée, suggestive mais négligée, selon laquelle la fonction expressive du langage religieux obéit à « une sorte de logique associationniste faible » (p. 13), n’était-elle pas déjà de nature à effacer la distinction entre le langage de la raison et celui des affects ? Ne peut-on pas imaginer, comme le suggère l’auteur lui-même (p. 50-51), que la preuve cosmologique – dans la version qu’en offre Hobbes – justifie à sa manière que nous désirions honorer Dieu en le désignant comme « cause première » ?
(3) Le lecteur curieux se demandera peut-être, pour finir, ce qu’il en est vraiment de la religion du philosophe anglais. L’auteur, pour qualifier la philosophie de la religion de Thomas Hobbes, retient l’expression de pious expressivism, voulant signifier par là « une attitude authentiquement révérencieuse à l’égard de la cause première, mais aussi la position selon laquelle le langage religieux doit être utilisé uniquement pour exprimer des attitudes non descriptives » (p. 37 et p. 199, où le caractère inactuel de cette position est souligné, et le rapport avec Wittgenstein, seulement suggéré). Or cette expression (pious expressivism) semble s’appliquer aux convictions et aux pratiques de Hobbes lui-même, pour autant que la réelle piété suppose d’honorer sincèrement Dieu, d’être persuadé de son existence, de sa toute-puissance, etc. (voir le De Homine, c. 14, § 1), mais aussi de se soumettre extérieurement aux pratiques sociales qui, de manière locale, participent à l’expression de ce désir d’honorer Dieu (cette distinction est notamment élaborée dans le chapitre 9, « Inward and Outward Atheism »). N’est-ce pas ce que fait Hobbes lorsque, commentant longuement les Écritures dans le Léviathan, il semble montrer du respect pour la religion chrétienne, à tel point qu’il fait preuve d’une « véritable révérence pour la divinité, bien que cette expression soit articulée dans une forme religieuse que Hobbes considère comme conventionnelle, humaine et fondamentalement arbitraire » (p. 141) ?
Cette analyse entraîne une ultime question, celle de savoir si ce régime de la croyance et des pratiques religieuses est commun, ou bien au contraire réservé sinon à Hobbes lui-même, du moins à une élite intellectuelle consciente de ce que doit être la véritable piété. Sur ce point, l’ouvrage comprend deux intéressants développements : l’un, dans le premier chapitre (p. 21-26 : « Is Hobbes’s Expressivism Descriptive or Revisionary ? »), l’autre dans celui qui précède la conclusion (p. 189-193 : « How Common Is Inward Atheism ? »). Le premier soutient la thèse selon laquelle la tendance à privilégier la fonction expressive du langage religieux serait commune et appartiendrait à la « dévotion ordinaire », le besoin de disputer – en vain – sur la description des attributs divins étant l’apanage des philosophes. Sagesse populaire, donc. Le second, en s’appuyant sur un passage duDe Cive (c. 14, § 19 : « les hommes qui sont perpétuellement occupés à rechercher les plaisirs sensuels, la richesse ou les honneurs, ceux aussi qui ne sont pas habitués à raisonner correctement ou qui n’en sont pas capables ou qui ne s’en préoccupent pas, et enfin les insensés » ignorent l’existence de Dieu), prétend que, quand bien même le peuple respecte le culte qui lui est imposé, cette religiosité extérieure n’en est pas moins susceptible de cacher une sorte d’athéisme « intérieur ». Folie populaire, donc. Il n’est pas dit que ces deux jugements soient contradictoires, à plus forte raison si l’on prend en compte, ce qui excède le programme que s’est assigné l’auteur dans cet ouvrage, la dynamique historique par laquelle s’institue le « royaume des ténèbres » dont il est question dans le Léviathan. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur, dans cet ouvrage riche, systématique, érudit et suggestif, que d’avoir envisagé dans son détail et sa dénivellation sociale la distribution des croyances et des pratiques religieuses chez Hobbes.
Louis Rouquayrol
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise III chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Thomas Holden, Hobbes’s Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2023, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-224.
♦♦♦
ROMEO, Maria Vita, « Le Pascal de Léon Brunschvicg », Revue de métaphysique et de morale, 2021/3, 111, p. 321-336.
Dans ce numéro de la RMM consacré à l’œuvre de Léon Brunschvicg, Maria V. Romeo étudie plus particulièrement son œuvre d’historien de la philosophie et d’éditeur. Centré sur la figure de Pascal, l’article permet alors de rendre compte d’un « paradoxe » (p. 322) : bien que n’ayant « pas une idée commune avec Pascal », Brunschvicg a non seulement édité les Œuvres de Blaise Pascal (1904-1914), mais encore lui a consacré de nombreux travaux. Pourquoi ? C’est que Pascal dévoile selon lui l’essence et les contradictions de la modernité, entre progrès des sciences, « douceur de la vie mondaine » et « examen rigoureux de la foi » (p. 334). Sous ce rapport, l’opposition Descartes versus Pascal, chère à Brunschvicg, est restituée jusque dans son caractère très schématique (p. 330-333). C’est sans doute cet intérêt pour le sens historique de l’œuvre pascalienne qui explique le travail d’éditeur de Brunschvicg, dont les traits saillants sont le respect de l’ordre chronologique (p. 323), l’insistance sur la production scientifique (p. 324), la découverte de textes inédits (p. 325) et une tentative pour trouver un juste milieu dans l’édition des Pensées, entre deux extrêmes : « abandonner les fragments dans un état chaotique avec un respect au goût d’impuissance ; avoir le front de construire une Apologie à la place de Pascal » (p. 327).
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : ROMEO, Maria Vita, « Le Pascal de Léon Brunschvicg », in Revue de métaphysique et de morale, 2021/3, 111, p. 321-336., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.
♦♦♦
Stephen H. DANIEL, George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 338 p.
Cet ouvrage est, comme le précise l’auteur dans la préface, le résultat de vingt-cinq années de travail, puisqu’il rassemble en dix-huit chapitres (et deux appendices) des articles précédemment publiés dans diverses revues savantes entre 2000 et 2021. Si la philosophie de Berkeley constitue sans aucun doute possible le fil conducteur de ces différentes études, un simple coup d’œil à la table des matières permet d’emblée d’identifier deux ensembles de chapitres dans ce livre. (1) D’un côté, l’on trouvera une majorité de chapitres mettant en œuvre des comparaisons doctrinales : avec le stoïcisme (chapitre 1), le ramisme (chapitres 2 et 18), Suárez (chapitre 3), Descartes (chapitre 5), Hobbes (chapitre 6), Arnauld (chapitre 7), Spinoza (chapitre 8), Malebranche (chapitres 9 et 10), Locke (chapitre 11), Bayle (chapitre 12), Leibniz (chapitre 13), Browne et Collins (chapitre 17). (2) D’un autre côté, des chapitres, moins nombreux, plus spécifiquement consacrés à un thème : la représentation (chapitre 4), Dieu (chapitres 14 et 16) ou le panthéisme (chapitre 15).
Si l’énumération des chapitres suffit à indiquer qu’il serait vain de vouloir en discuter, dans les limites de cette recension, le détail, l’introduction comme les appendices permettront en revanche de caractériser ce qui constitue l’unité de l’ouvrage. Unité qui se déploie sur trois plans.
(a) Unité de méthode, d’abord. Cette méthode relève de ce que l’on pourrait qualifier comme une forme de comparatisme non contextualiste. Les comparaisons doctrinales proposées par l’auteur n’ont en effet pas vocation à dessiner un contexte historique qui fournirait à Berkeley ses matériaux ou ses instruments intellectuels. C’est même tout le contraire : la comparaison est moins historique que conceptuelle, et vise à montrer que « même lorsque ses prédécesseurs et ses contemporains disent des choses qui ressemblent étonnamment à ce qu’il dit, elles veulent souvent dire quelque chose de très différent quand c’est [Berkeley] qui les dit » (p. VI). Pour ne prendre qu’un seul échantillon, important dans l’ouvrage : caractériser l’âme comme une substance spirituelle, substance que l’on ne connaîtrait en outre qu’à travers son activité, n’est-ce pas dire « la même chose » que Descartes pour qui la res cogitans n’est précisément connue que par son attribut principal (Principia philosophiæ I, 52-53) ? Autrement dit, la philosophie de Berkeley ne serait-elle pas la même que celle de Descartes, avec cette réserve que l’on en aurait simplement éliminé la substance étendue (p. 277) ? En aucun cas car, comme le souligne l’auteur, pour Berkeley, la substance pensante « n’est pas quelque chose que l’on puisse distinguer conceptuellement de ses activités », pas plus qu’on ne peut (réciproquement) considérer ces activités comme « des attributs ou propriétés d’une substance » (p. 101). En d’autres termes, « substance » ne signifie pas la même chose sous la plume de Descartes et Berkeley. L’intérêt d’une telle méthode est qu’elle permet autant d’éclairer le comparé (les spécificités de l’évêque de Cloyne) que le comparant : ainsi l’opposition entre une définition de l’esprit comme substance et une définition de l’esprit comme activité permet-elle de détecter, chez Locke par exemple, une tension entre la caractérisation métaphysique de l’esprit et la caractérisation morale de la personne. À telle enseigne que « la description que fait Berkeley de l’âme, de l’esprit ou de l’être humain se rapproche davantage de la notion de personne chez Locke que de la notion de substance spirituelle chez Locke » (p. 188).
(b) Unité thétique, ensuite. La thèse de l’auteur – on vient de le suggérer – est en effet que l’esprit n’est littéralement rien en dehors de son activité (au sens où il n’est pas même possible de faire passer, entre l’esprit et cette activité, une différence modale). Cette activité s’inscrit dans un registre sémiologique : car « l’esprit (mind) est l’activité par laquelle les choses sont identifiées. L’esprit est simplement la différenciation, l’identification et l’association des idées […] de la perception » (p. 34). Ce point est amplement justifié par une comparaison technique avec la philosophie stoïcienne – dont l’auteur estime qu’elle doit être, dans ses grandes articulations, connue de Berkeley par l’intermédiaire de sa vulgarisation ramiste. Une telle lecture implique de minorer le caractère matérialiste de la philosophie stoïcienne (y compris au demeurant l’idée selon laquelle l’âme est, pour les stoïciens, matérielle) : la théorie du lekton (dicible ou exprimable) permet en particulier à l’auteur de montrer que, pour un stoïcien, la matière n’est rien en dehors des propositions (incorporelles) que nous pouvons proférer à son sujet. Or le stoïcisme substitue à cet égard une logique des propositions (« l’arbre verdoie ») à la logique prédicative aristotélicienne (« l’arbre est vert ») : si à la seconde correspond une métaphysique pouvant faire de l’âme le lieu d’une articulation entre substance et modes, à la première correspond une métaphysique qui, avec Berkeley, fera de l’âme le lieu d’une activité de déchiffrement du langage (divin) de la nature (p. 26-29 et p. 40 pour la transmission ramiste du thème). Cet effort pour penser l’âme en s’affranchissant du lexique cartésien de la substance et des difficultés que ce lexique implique (à commencer par l’équivocité de la substance, suivant qu’on parle de la substance pensante ou de Dieu – cf. Principia philosophiæ I, 51) autorisera notamment un subtil rapprochement avec Spinoza (p. 138) ; cette insistance sur l’activité d’une âme qui distingue des phénomènes plutôt qu’elle n’accède à une substance corporelle qui lui serait extérieure, permettra quant à elle une comparaison attendue avec Leibniz (p. 221).
(c) Unité de positionnement dans le champ de la recherche, enfin. Dans l’introduction comme dans les deux appendices, l’auteur confronte sa thèse à celles soutenues par d’autres interprètes, dans le même temps qu’il répond à des objections qui lui ont été adressées au cours de ces vingt-cinq dernières années. La difficulté est en effet qu’il semble y avoir, concernant la substance spirituelle, une tension, sinon une contradiction, entre certains textes de Berkeley. Dans des Notes philosophiques de 1708, Berkeley écrit la chose suivante : « l’esprit est un conglomérat de perceptions (mind is a congeries of perceptions). Ôtez les perceptions, et vous ôtez l’esprit. Posez les perceptions et vous posez l’esprit (+) » (Notebooks, 580, in Œuvres, éd. Brykman, t. I, PUF, 1985, p. 101). Formulation qui, à bien des égards, semble rapprocher Berkeley de l’idée humienne selon laquelle l’âme n’est qu’un « faisceau » (bundle) ou une collection d’idées. Mais dans les Principes de la connaissance humaine (1710), les expressions employées semblent nettement plus conformes à une métaphysique cartésienne de la substance : « il n’existe aucune autre substance que l’esprit ou ce qui perçoit » (Principles, § 7, in Œuvres, op. cit., t. I, p. 322). On lit également, au § 89 des mêmes Principles, que les idées sont des êtres « qui ne subsistent pas par eux-mêmes, mais qui sont soutenus par, ou existent dans des esprits ou des substances spirituelles » (op. cit., p. 365). Prenant acte de cette diversité des textes, l’auteur souhaite par-dessus tout éviter trois positions, défendues par la majorité des commentateurs (p. 6) : celle qui consiste à faire de certaines des Notes de 1708, affectées d’un signe « + » (voir sur ce point p. 291-301), des positions d’emblée refusées par Berkeley ; celle qui consiste au contraire à reconduire les formules des Principles de la connaissance humaine à une forme de dissimulation ou de prudence (Berkeley adhérant alors, en son for intérieur, à une théorie de l’âme comme faisceau d’idées) ; celle qui consiste à dire que Berkeley a tout simplement changé d’avis entre 1708 et 1710. Dans chacun des chapitres qui composent ce livre, l’auteur insiste au contraire sur le fait que Berkeley possède une théorie unifiée de l’âme, et montre – non sans être parfois attentif à la grande diversité des contextes argumentatifs – comment il arrive à l’évêque de Cloyne de « [choisir] de modifier ses expressions parce qu’il reconnaît que ses opinions peuvent être mal comprises par ceux avec lesquels il est en désaccord » (p. 4). Notons en passant que cette même attention est réservée aux autres auteurs étudiés : ainsi Arnauld qui, tout en parlant de « modifications » de l’esprit pour parler des perceptions, s’est déjà éloigné d’une vision par trop cartésienne de la substance spirituelle articulée à ses modes (p. 127).
Il ne s’agit en somme de réduire Berkeley ni à une vision cartésienne ni à une vision humienne de l’âme. Sous ce rapport, le chapitre capital est très certainement le cinquième (« Berkeley and Descartes on Mind »), dans lequel l’opposition entre un esprit conçu comme « principe de signification » (principle of meaning) et un esprit conçu comme « substance abstraite » (abstract substance) est construite. L’on pourrait presque regretter qu’au-delà de certaines indications (p. 34 : « l’esprit [n’est pas chez Berkeley] un faisceau humien d’idées déjà différenciées, mais plutôt le principe, ou l’activité, unique, singulier et divinement institué de différenciation et d’association au moyen duquel les idées sont identifiées et reliées » ; et surtout p. 304-307) un chapitre ne soit pas également consacré à une comparaison doctrinale entre Berkeley et Hume, qui ferait pendant au chapitre dédié à Descartes.
Au total, si l’ouvrage présente une lecture résolument concordiste de Berkeley, tâchant de faire tenir ensemble des textes allant des Notes philosophiques jusqu’au Siris (1744), une objection viendra peut-être à l’esprit du lecteur – objection qui se confirmera à la lecture du second appendice (« How Berkeley Redefines Substance: A Reply to My Critics »), dans lequel les critiques sont rejetées, parfois sans ménagement. Si cette interprétation a pu être qualifiée d’unfamiliar (Tom Stoneham) ou d’extreme (Talia Mae Bettcher), n’est-ce pas tout simplement qu’une option concordiste aussi radicale ne peut manquer de conduire à accorder une importance excessive aux textes non publiés ? Ou, en d’autres termes, vouloir prendre le contre-pied de l’« approche standard » au motif qu’elle négligerait complètement ces textes, n’est-ce pas s’exposer fatalement à faire de ces derniers l’expérience cruciale au moyen de laquelle se trouverait validée une interprétation d’ensemble de Berkeley (p. 6 : « ses Notebooks constituent la meilleure occasion de tester une telle stratégie ») ? Le risque est alors que l’analyse, aussi méticuleuse soit-elle, fasse passer pour de simples modifications rhétoriques des évolutions ou des inflexions théoriques parfois significatives. N’est-ce pas, en fin de compte, retrouver les mêmes difficultés que celles que pouvait rencontrer la thèse de la dissimulation ou de la prudence – difficultés que l’auteur entendait précisément conjurer ?
Louis ROUQUAYROL
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise II chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Stephen H. DANIEL, George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 338 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.
♦♦♦
GARROD Raphaële et MARR Alexander, Descartes and the Ingenium. The Embodied Soul in Cartesianism, Leyde/Boston, Brill, « Brill’s Studies in Intellectual History », 323, 2020, 239 p.
Comme l’indiquent suffisamment le début du Discours de la méthode et sa traduction latine, une chose est d’avoir de l’esprit (ingenium), une autre de l’appliquer bien (AT VI, 2 et 540). De là à dire qu’avec Descartes prend fin une tradition attachant, au moins depuis Platon, la plus grande importance sinon à l’inégalité, du moins à la différence des esprits, il n’y a qu’un pas, que ne franchissent pas les contributeurs de ce volume. Il s’agit au contraire de prendre en compte, tant du point de vue cognitif qu’affectif, la totalité des ressources qui sont à la disposition de l’esprit, au-delà (ou en deçà) du seul entendement pur (R. Garrod, « Descartes re-imagined. Ingenuity before and beyond Dualism », p. 1-15). Cette entreprise est, dans un premier volet, menée sur le front conceptuel (« Rethinking the Ingenium in the Cartesian Corpus: Method, Mathematics, Medicine ») ; dans un second, sur le front historique (« The Cartesian Ingenium in Context: Predecessors, Contemporaries, Successors »).
Concernant un sujet qui, sans être absolument ignoré de la littérature secondaire, est encore sous-estimé (on regrettera que l’ouvrage classique de Geneviève Rodis-Lewis, L’individualité selon Descartes, Paris, 1950, ne soit jamais mentionné), l’apport de ce collectif est manifeste sous trois rapports.
1/ En premier lieu, l’étude des antécédents scolastiques (Igor Agostini, « Ingenium between Descartes and the Scholastics », p. 139-162) et renaissants (Richard J. Oosterhoff, « Methods of Ingenuity. The Renaissance Tradition behind Descartes’ Regulae », p. 163-183) ou du contexte intellectuel (Raphaele Garrod, « La Politesse de L’esprit. Cartesian Pedagogy and the Ethics of Scholarly Exchanges », p. 184-203), est d’autant plus précieuse qu’elle s’assortit d’une certaine prudence méthodologique qui neutralise par avance les querelles ordinaires sur les sources. Les auteurs ne donnent à voir ni un Descartes scolasticisé ni un Descartes humaniste, mais simplement un continuum historique dans l’emploi d’une notion aussi commune à toutes les écoles qu’elle est polysémique. Certaines ruptures gagneraient cependant à être soulignées : il est sans nul doute légitime et salutaire de nuancer le récit rationaliste « standard » (référé à Léon Brunschvicg, p. 185) qui voit dans Descartes l’effacement de l’ingenium au profit de la bona mens ; reste que le coefficient de résilience de ce récit tient à sa relation à certains textes qui affirment que chacun peut, à la rigueur, s’affranchir des bornes et singularités qui affectent son esprit (Regula VIII, AT X, 399-400).
2/ En second lieu, les différents contributeurs, qui ont eu accès au manuscrit de Cambridge des Regulae, proposent de nouvelles hypothèses concernant l’évolution de ce texte en prenant les précautions d’usage. Précautions nécessaires, car si l’examen de la pratique mathématique dont les Règles donnent la théorie interdit un terminus ad quem après 1631 (David Rabouin, « Ingenium, Phantasia and Mathematics in Descartes’ Regulae », p. 64-90), une étude précise du concept d’énumération montre qu’en 1644, lorsqu’il révise la traduction du Discours, Descartes semble en consulter ou reprendre le texte (Theo Verbeek, « Enumeratio in Descartes’s Regulae », p. 47-63). Theo Verbeek conjecture en outre un terminus a quo en 1628-1629 (la copie pouvant être à destination de Beeckman ou Reneri).
3/ Viennent, enfin, les apports proprement conceptuels du volume, qui essaiment dans tous les articles. Ils portent sur trois points. (a) La méthode d’abord : loin d’être un ensemble de règles contraignantes adressées à l’entendement pur, celle-ci doit cultiver les différentes dispositions de l’esprit. Tous les contributeurs s’accordent à divers degrés sur ce point. Denis Kambouchner (« Methodical Invention. The Cartesian Ingenium at Work », p. 19-30) en tire les conséquences, en direction d’un « concept subjectif et minimaliste » de la méthode. (b) L’union de l’âme et du corps, ensuite : à nouveau, les contributeurs s’accordent sur l’importance de l’incarnation (embodiment) dans la philosophie de Descartes, ce qui implique, comme le montrent Harold J. Cook à partir de la médecine (« Agustinian Souls and Epicurean Bodies ? Descartes’s Corporeal Mind in Motion », p. 113-135) et Dennis L. Sepper à partir de l’anthropologie (« The Post-Regulae Direction of Ingenium in Descartes toward a Pragmatic Psychological Anthropology », p. 91-112), une nouvelle façon de concevoir sinon l’âme et le corps, du moins les modalités de leur union. (c) Le bon sens, enfin : Igor Agostini et Richard J. Oosterhoff donnent, sur le rapport entre ingenium et lumière naturelle, d’intéressantes sources, mais c’est surtout l’article de Roger Ariew (« Descartes and Logic: Perfecting the Ingenium », p. 31-46) qui affronte directement les problèmes afférents à ce rapport. S’il est incontestable que la logique doit cultiver l’ingenium, on comprend plus difficilement que le « bon sens » ou la « raison » soient soustraits à une telle culture (p. 38-39). Certes, le bon sens n’admet pas de degrés, mais les textes sont nombreux qui affirment qu’il peut être corrompu (Lettre-Préface, AT IX-2, 13), que la lumière de la raison est susceptible d’être affaiblie par les préjugés ou, au contraire, augmentée par la méthode (Règle I). S’agit-il d’une contradiction ou d’une évolution par rapport au début du Discours (p. 42, n. 34) ? La difficulté est de cette façon davantage posée que résolue. Aussi, l’ultime mérite de ce collectif sera-t-il, au-delà de ses acquis (au nombre desquels on n’oubliera pas l’identification, par Alexander Marr, d’un portrait de Descartes : « Postface: The Face of Ingenium. Simon Vouet’s Portrait of Descartes », p. 204-216), d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherches.
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LI chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : GARROD Raphaële et MARR Alexander, Descartes and the Ingenium. The Embodied Soul in Cartesianism, Leyde/Boston, Brill, « Brill’s Studies in Intellectual History », 323, 2020, 239 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 194-195.
♦♦♦
PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p.
Si l’humanité se signale par la faculté de penser (« le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ») et si, par ailleurs, « l’âme pense toujours » (la relation entre ces deux stipulations étant esquissée, note 8, p. 12-14), n’y a-t-il pas lieu de considérer que les figures de l’enfant et du fou, qui se situent aux marges de la rationalité commune et mettent en crise la continuité de la pensée dans le temps, posent à la philosophie de D. un authentique problème (p. 118-119) ? C’est ce que pense l’A., qui emprunte, à cette fin, une ligne de crête entre deux lectures « contemporaines » : celle du naturalisme (Schaeffer) qui refuse à D. la possibilité d’établir un lien entre le cogito et la pensée de l’enfant, et celle de l’historicisme (Foucault), qui estime que le cogito exclut la folie. La solution repose, à chaque fois, sur une prise en compte des diverses temporalités qui s’entrelacent dans la philosophie de D. et ses récits. – a) Le temps de l’enfance et les pensées qu’il charrie sont sédimentés dans une mémoire inconsciente et, si ces pensées échouent à se manifester dans le langage (rien ne distinguant alors l’animal du petit enfant), l’analyse des préjugés permet, a posteriori, d’en confirmer l’existence passée : « la conscience de l’enfant en soi n’advient qu’à la faveur du cogito » (p. 149). – b) L’examen de la folie est l’occasion pour l’A. de défendre une position équilibrée dans un débat déjà saturé : la folie comme expérience rend certes impossible l’exercice méditatif qui suppose une continuité dans le temps, et est à ce titre « exclue et attribuée à l’autre » (p. 201 : Foucault a raison), mais ce qu’atteint la folie est bien réintégré dans l’argument du rêve qui, lui, ne met pas en péril la temporalité du sujet méditant (p. 205 : Derrida a raison). Dans un cas comme dans l’autre, l’historicisme et le naturalisme manquent ce qui fait le cœur, selon l’A., de la philosophie de D. : le cogito comme expérience métaphysique irréductible, sortie hors du temps ne pouvant s’effectuer que sur un fond constitué par des temporalités multiples (naturelle, méditative, etc.). Nonobstant la solitude revendiquée (mais relative, car l’A. semble très influencée par F. Alquié) du propos qui « met de côté l’historiographie lourde et complexe » (p. 25), on peut toutefois présumer qu’un détour par la littérature secondaire aurait été souvent utile pour éviter quelques lieux communs désormais dépassés (par ex. la volonté infinie, p. 61), quelques idées au moins discutables (par ex. le projet de « fonder les sciences » qui ne serait pas le « projet initial » des Meditationes, p. 53), ou des erreurs manifestes (par ex. la distinction comprendre/entendre incompréhensiblement appliquée à l’évidence, p. 32 ; l’idée de Dieu qui ne serait pas « distincte », p. 87 ; les notions communes qui sont mises en doute par le malin génie, p. 221 ; le Vocabulaire de Descartes attribué à… Christine de Buzon, p. 245). On regrettera surtout dans l’argumentation des décrochages qui nuisent au sérieux du propos, que ce soit par exemple lors d’un développement sur la technique (p. 51-52) ou à l’occasion d’une réflexion sur la science prétendument « totalitaire » (p. 84), d’autant plus lorsque le cogito de D. est imprudemment réquisitionné contre ce « totalitarisme » scientifique et technique. On rappellera simplement avec Pascal que ce même cogito ne prend son sens, chez D., qu’à être le « principe ferme et soutenu d’une physique entière ».
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien L chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.
♦♦♦
PAVESI, Pablo, « Descartes y las leyes de caridad. Derecho privado y público en la Carta a Voetius », Revista de Filosofía, 44/2, 2019, p. 193-209. [en espagnol]
C’est un lieu bien connu des études cartésiennes qui est ici parcouru à nouveaux frais : l’Epistola ad Voetium et l’évocation des « lois de la charité ». Descartes y rencontre une difficulté : « comment répondre à celui qui, systématiquement et délibérément, fait fi de toute raison ? » ; le commentateur, une autre : « comment comprendre le recours à la citation et à l’interprétation des Évangiles […] pour décrire les lois de l’amitié ordinaire entre les hommes […] ? » (p. 200). La réponse « cohérente » de J.-L. Marion à ces deux questions est rejetée : loin d’effectuer une sortie de la rationalité, l’Epistola constituerait un « alegato jurídico » – un plaidoyer s’adressant non pas à Voetius mais aux Magistrats pour demander le « châtiment » d’un théologien qui menace l’ordre public – s’inscrivant, à ce titre, dans le cadre d’une rationalité juridique assumée. De cette rationalité, dont les répercussions dans certains articles des Passions de l’Âme (en particulier, les art. 83 et194) et une lettre à Huygens de 1646 (AT V 262-265) sont mentionnées, il faudra dire qu’elle est tout entière fondée sur la distinction rigoureuse du « droit privé » fondé sur l’amour (naturel ou charitable) et du « droit public » fondé sur la justice et la loi. Par suite, (1) la charité n’est pas le « fondement » de l’amitié naturelle, y ayant tout au plus de l’affinité entre les deux (AT VIII-2 112, 27-28) ; (2) la « politique » de Descartes, si elle existe, ne saurait être ni une « politique de la charité » ni une « politique des passions », n’y ayant de politique qu’au niveau du jus civile, là où l’autorité publique, détenant le « monopole de la violence », a le pouvoir de châtier ou de gracier pour conserver la paix civile (p. 206-207).
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien L chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.
♦♦♦
DESCARTES, René, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, introduction, chronologie et index par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, bibliographie mise à jour par Delphine Antoine-Mahut, Paris, GF Flammarion, 2018, 322 p.
DESCARTES, René, Correspondance avec Élisabeth de Bohême et Christine de Suède, édition de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2018, 476 p.
Autre époque que celle où l’on croyait pouvoir se dispenser de lire « trop à la lettre » certaines déclarations épistolaires de Descartes, compte tenu de « la qualité de ses correspondants » – « ici, un tout jeune homme [sc. Chanut], là, une femme [sc. Élisabeth] » (M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, 1953, t. I, p. 29). Ces deux éditions témoignent que la situation a désormais bien changé. La première est la mise à jour d’une précédente, désormais classique (par là il faut entendre : dont la réédition était aussi souhaitable que nécessaire), qui donnait à lire la correspondance avec Élisabeth dans son contexte épistolaire, en même temps qu’elle lui rendait ses lettres de noblesse à travers une dense introduction signée par J.-M. Beyssade (BC XX, 1.1.2, p. 10-12). Ce qui est mis à jour, c’est donc exclusivement la bibliographie, dont le volume est quintuplé, signe de l’intérêt constant et fructueux accordé depuis trente ans à la correspondance de Descartes avec la princesse, et à la princesse elle-même. Quant à la seconde édition, elle répond opportunément à la première, non seulement en citant les acquis de l’introduction de J.-M. Beyssade (p. 16, p. 26), mais encore en accordant autant de soin à la correspondance avec Christine de Suède qu’à celle avec Élisabeth. Le texte est celui de l’édition des Œuvres complètes chez Gallimard (BC XLIV, 1.1, p. 182-185), enrichi d’une préface érudite, dans laquelle l’histoire des rencontres suscite le développement d’une pensée de l’union, du souverain bien, et de l’amour – qui, elle-même, se détache sur un fond admirablement restitué, entre aristotélisme, humanisme, et théories de l’amour au Grand Siècle. On y trouvera une annotation toujours instructive, une notice biographique pour les têtes couronnées, et enfin un ensemble de textes, jusqu’ici éparpillés, qui permettent d’accompagner Descartes jusqu’à sa mort, et même un peu au-delà (avec par exemple les étonnantes vitupérations de la reine Christine sur le corps encore chaud du philosophe, p. 319-325). Les deux éditions se rejoindront donc pour confirmer l’intérêt intrinsèque de ces échanges de lettres, et reconnaître de surcroît leur rôle décisif dans l’élaboration des Passions de l’âme, soit qu’il s’agisse du catalyseur de « l’émergence d’une œuvre » (J.-M. Beyssade, p. 27), soit qu’il faille y voir le « le Journal du traité » en question (J.-R. Armogathe, p. 27). Quant à la « qualité » des correspondantes, elle est dorénavant solidement établie.
Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLIX chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « René Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, introduction, chronologie et index par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, bibliographie mise à jour par Delphine Antoine-Mahut, Paris, GF Flammarion, 2018 ; Correspondance avec Élisabeth de Bohême et Christine de Suède, édition de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.