Auteur : Niall Dilucia
Matthew WARD, Thomas Hobbes and Political Thought in Ireland, c.1660-c.1730: the Leviathan Released, Oxford, Oxford University Press, 2024, 306 p.
Au concours du titre du penseur politique le plus célèbre et de l’œuvre politique la plus célèbre (du moins en anglais) du xviie siècle, il est difficile de rivaliser avec Thomas Hobbes et son Léviathan (1651). Néanmoins, dans son excellent ouvrage Thomas Hobbes and Political Thought in Ireland, c.1660-c.1730: the Leviathan Released, Matthew Ward affirme que nous n’avons pas encore pris toute la mesure de l’influence de Hobbes en Irlande pendant la période politiquement tumultueuse qui s’étend de la restauration du roi Charles II (en 1660) jusqu’au début du xviiie siècle. Dans cette période de l’histoire britannique, les débats constitutionnels et religieux ont fait rage sur de nombreuses questions. Par exemple : un roi catholique est-il un souverain légitime (question pressante dans les années 1670 et 1680, étant donné la succession imminente du catholique Jacques II à son frère le roi Charles II) ? Les catholiques doivent-ils être tolérés (une question particulièrement sensible en Irlande, pays à majorité catholique) ? Quel est le statut de l’Église anglicane établie par rapport à l’autorité monarchique (question gênante pour les penseurs anglicans, qui craignaient que les privilèges de leur Église ne diminuent en raison d’une tolérance accrue et d’une succession de monarques de la maison Stuart dont l’attitude à l’égard du catholicisme était ambiguë) ?
Deux objectifs primordiaux ressortent clairement de ce livre, à quoi il conviendra d’ajouter un troisième aspect. Premièrement, élargir à l’Irlande notre connaissance de la géographie des réceptions de Hobbes, en s’appuyant sur les travaux de Quentin Skinner, Noel Malcolm et Jon Parkin qui ont exploré la manière dont l’œuvre de Hobbes a été méditée en Europe et en Angleterre. Deuxièmement, enrichir notre appréciation de l’importance et de la nature de la pensée politique irlandaise, mais aussi et plus généralement, de l’Irlande du début de l’époque moderne. En entreprenant d’atteindre ces deux objectifs, l’auteur réussit également à nous offrir une compréhension plus raffinée du rôle et de la pensée de trois personnalités, toutes fortement impliquées dans les affaires irlandaises et utilisant Hobbes de diverses manières pour participer aux débats politiques et ecclésiastiques de leur époque : William Petty (1623-1687) ; John Vasey (1638-1716, parfois archevêque de Tuam) ; et Edward Synge (1659-1751, archevêque de Tuam après Vasey). Je traiterai successivement de ces trois aspects du projet de l’auteur.
Pour démontrer le caractère incontournable de l’Irlande à toute analyse satisfaisante de l’héritage de Hobbes, l’auteur cite un discours de l’archevêque Synge datant de 1725, dans lequel il reproche à ses confrères ecclésiastiques d’être des « suiveurs » (Followers) de « M. Hobbs » (p. 1). Selon l’auteur, cela indique que l’accueil extrêmement négatif et craintif réservé à Hobbes dans l’Angleterre du xviie siècle ne s’est pas reproduit à l’identique et sans un certain nombre de complications en Irlande. Plus généralement, la remarque de Synge « suggère que la pensée politique en Irlande était plus riche et la réception de Hobbes plus variée géographiquement que ce que les historiens de l’Irlande ou les historiens de la pensée politique ont pu mesurer » (p. 2, notre traduction). Tout au long de l’ouvrage, l’auteur étaye cette affirmation en reconstruisant avec application la manière dont les trois penseurs au cœur de l’ouvrage (William Petty, John Vasey et Edward Synge) « ont pensé avec Hobbes ». Cette expression est importante car, pour l’auteur, « penser avec Hobbes » est une formule qui permet de rendre compte des ambiguïtés, du caractère idiosyncrasique et des tensions inhérentes à la relation de ces penseurs avec l’auteur du Léviathan – et ce, d’une manière plus pertinente que ne le permettrait le concept d’influence (p. 15-16). Par exemple, après la Restauration, William Petty « pensait avec Hobbes » dans son rôle de représentant à la Chambre des communes irlandaise pour justifier l’imposition par la Couronne d’une série de taxes sur l’Irlande, notamment un « droit d’accise » (excise tax) très décrié. Dans ses Elements of the Law (1640), Hobbes avait en effet défendu l’imposition d’un droit d’accise par Charles Ier en s’appuyant sur deux principes : l’équité dans le Commonwealth et l’autorité absolue du souverain. Pris ensemble, ces principes obligent tous les citoyens à payer leur juste part pour le bon fonctionnement de l’État et, donc, à obéir à l’ordre du souverain. L’auteur retrace l’utilisation par Petty de ces arguments hobbesiens depuis ses premiers travaux jusqu’à son Treatise of Taxes and Contributions (1662), montrant ainsi comment la pensée de Hobbes sur la fiscalité a été reprise par Petty – ce dernier défendant d’une façon similaire l’imposition de nouvelles taxes en Irlande en soulignant l’importance de l’équité au sein du Commonwealth et du transfert du pouvoir de décision de la population vers le souverain afin de sauvegarder le bien public (p. 52).
Un point remarquablement fort de la contribution de l’auteur à l’étude de Hobbes est qu’elle met en évidence les tensions qu’impliquait le fait de « penser avec Hobbes » dans l’Irlande du xviie siècle. Par exemple, est expliqué (p. 180-181) comment, dans un sermon de 1684 prêché en Angleterre avant Jacques II, l’archevêque Vesey (probablement conscient des dangers d’être accusé de « hobbisme » en Angleterre) a critiqué la description, par Hobbes, d’un état de nature originel dans lequel le peuple a décidé d’accorder l’autorité à un souverain – l’archevêque préférant le récit biblique d’un transfert de l’autorité souveraine par Adam. Cependant, dans le même sermon, Vesey admet qu’il est établi dans de nombreuses sociétés que l’autorité politique ne peut remonter qu’au transfert des droits naturels de la population vers le souverain (p. 180-2). Cette concession avait, pour l’auteur, une motivation politique : elle préservait l’autorité absolue d’un roi catholique comme Jacques II pour commander l’obéissance religieuse extérieure, tout en préservant simultanément le droit naturel des sujets non catholiques à la dissidence intérieure. Le « virus » du hobbisme (p. 2) – sa capacité à infecter les discours ostensiblement écrits contre lui et à constituer une tentation intellectuelle pour ses détracteurs autoproclamés – est un thème récurrent et fascinant du livre de M. Ward.
L’auteur parvient également à atteindre son deuxième objectif, à savoir montrer l’importance du contexte irlandais dans l’instrumentalisation, par ces penseurs, de Hobbes. Par exemple, il détaille comment un ouvrage du xviiie siècle comme The Case of Toleration de l’archevêque Synge soutient que le droit de l’autorité civile de restreindre le culte religieux de ses sujets « était en conflit avec le principe chrétien de la liberté de conscience » (p. 243) et ne pouvait être justifié que par des arguments hobbesiens que Synge qualifiait d’indésirables. D’autre part, The Case of Toleration adopte une position hobbesienne, ostensiblement contradictoire, en admettant que le magistrat a le droit de punir les non-conformistes s’ils menacent la paix civile, tout en conseillant de soumettre les activités non-conformistes à une plus grande surveillance politique. M. Ward relie les tensions qui travaillent la position de Synge dans The Case of Toleration à son « contexte irlandais », un contexte qui « ne lui permettait pas d’échapper à son postulat de départ selon lequel la paix civile dépendait du contrôle civil de la religion » (p. 244). Synge est représentatif de l’histoire globale défendue dans Thomas Hobbes and Political Thought in Ireland. Cette histoire montre comment et pourquoi les royalistes anglicans ont entretenu des relations difficiles avec les idées hobbesiennes de souveraineté et de contrôle de la religion par l’État afin d’apaiser une angoisse omniprésente concernant un éventuel soulèvement catholique et le statut précaire, minoritaire, de leur Église en Irlande. Pour reprendre la métaphore de l’auteur lui-même, est ici raconté comment le Léviathan – « une bête qui avait été chassée jusqu’à l’extinction en Angleterre » – a été libéré en Irlande (p. 124).
Le troisième apport de l’ouvrage est qu’il améliore notre compréhension actuelle de Petty, Vasey et Synge en tant que penseurs et acteurs historiques à part entière. En particulier, il n’hésite pas à exprimer clairement son mécontentement à l’égard de leurs caractérisations antérieures, lorsqu’il considère qu’elles négligent le contexte politique spécifique dans lequel ils s’inscrivent. Il est clair que M. Ward considère que les efforts visant à caractériser le travail de Petty comme étant motivé par un projet « baconien » cohérent et global pour concevoir une science de l’économie politique sont souvent trompeurs, trop attachés à trouver les traces de « l’influence » directe d’un penseur sur un autre, et trop laxistes dans leur appréciation des façons subtiles dont les écrits de Hobbes et de Petty ont interagi (p. 19, p. 27-28). De même, les historiens qui ont décelé dans les écrits de Synge sur la tolérance une approbation pure et simple des valeurs propres aux Lumières ou (selon la terminologie de David Berman) aux « Lumières cléricales » (clerical Enlightenment) sont rapidement mis de côté. Toutes ces approches négligent, selon l’auteur, la nature « introspective et conflictuelle » de The Case of Toleration – une nature qui reçoit un éclairage nouveau lorsque son contexte politique spécifiquement irlandais et ses influences hobbesiennes sont remis au cœur de l’analyse (p. 238-239).
Thomas Hobbes and Political Thought in Ireland est une excellente étude sur la réception de Hobbes en Irlande, qui combine une formidable connaissance des contextes politiques et religieux contemporains avec une lecture attentive des travaux de Petty, Vasey et Synge. Ce livre a quelque chose de nouveau et d’important à dire sur Hobbes et son héritage – une réussite significative dans le domaine encombré des études sur Hobbes. Il se recommande donc tout particulièrement aux spécialistes de Hobbes, à ceux qui s’intéressent aux débuts de l’Irlande moderne et à l’Irlande moderne, ainsi qu’aux spécialistes de la pensée politique du début des temps modernes en général.
Niall Dilucia
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Pour citer cet article : Matthew WARD, Thomas Hobbes and Political Thought in Ireland, c.1660-c.1730: the Leviathan Released, Oxford, Oxford University Press, 2024, 306 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.