Auteur : Sébastien Richard

 

Hume and Contemporary Epistemology, édité par Scott Stapleford et Verena Wagner, Londres, Routledge, 2025, 346 p.

On connait désormais bien l’utilisation qui a été faite de la philosophie de David Hume dans les domaines contemporains de la philosophie des sciences (problème de l’induction chez Bertrand Russell et Karl Popper, théorie régulariste de la causalité, mosaïque humienne chez David Lewis) et de la métaphysique (théorie de la substance comme faisceau de propriétés, problème de l’identité personnelle chez Derek Parfit). On pourrait aussi citer les usages contemporains de la théorie humienne de la motivation ou ceux portant sur les conventions. Hume and Contemporary Epistemology, dirigé par Scott Stapleford et Verena Wagner, entend démontrer par l’exemple la fécondité de la pensée humienne dans les débats actuels en théorie de la connaissance. Il rassemble seize chapitres rédigés par des spécialistes de la pensée humienne et de théorie de la connaissance. Ce volume s’adresse avant tout aux chercheurs en épistémologie analytique contemporaine.

Comme son titre l’indique, l’ouvrage n’entend pas exposer la théorie humienne de la connaissance, mais examiner dans quelle mesure la pensée de Hume peut être mobilisée pour traiter différentes questions centrales en théorie contemporaine de la connaissance, comme la nature de la connaissance, le raisonnement, la croyance, le scepticisme, la justification épistémique, l’épistémologie morale, l’épistémologie du témoignage, la naturalisation de l’épistémologie ou encore l’épistémologie des modalités.

L’ouvrage est divisé en neuf parties, chacune abordant une facette spécifique de l’épistémologie contemporaine à la lumière de la philosophie de Hume. Exposons le contenu des chapitres compris dans chacune de ces sections.

Bien que Hume n’ait jamais développé explicitement une théorie de la connaissance, Stephen Hetherington (« A Humean–Practicalist Conception of Knowing ») examine dans quelle mesure sa philosophie pourrait servir de base à l’élaboration d’une telle théorie. Il développe ainsi une conception de la connaissance dans laquelle celle-ci émerge de la conjonction de nos « impressions épistémiques » (croire correctement, se souvenir correctement, répondre correctement, raisonner correctement, etc.). Dans la conception « practicaliste » (practicalist) défendue par Hetherington, la connaissance n’est plus alors l’attribut d’une substance, mais un faisceau.

Hume a soutenu que toute prétention à la connaissance était seulement probable. Stefanie Rochnak (« Why Hume’s Notion of Demonstration Must Reduce to Probability: A Prelude to Quine ») montre que cette conclusion résulte de la critique qu’effectue Hume de la distinction intuitive entre connaissance démonstrative et connaissance probable. Rochnak soutient qu’il aurait ainsi anticipé la célèbre critique de Willard Van Orman Quine à l’encontre de la distinction analytique synthétique.

Dans leur chapitre, Verena Wagner et Scott Stapleford (« Hume on Pyrrhonian Scepticism and Suspension of Judgement ») analysent la critique humienne du scepticisme pyrrhonien et les interprétations qui en ont été données par Richard Popkin, David Norton et Louis Loeb. Ils soutiennent que la métadiscussion de Hume sur l’enquête philosophique offre un cadre conceptuel utile pour comprendre la neutralité doxastique dans le contexte des débats contemporains sur la suspension du jugement et le « tournant zététique ».

Paul Boghossian a soutenu que le raisonnement est avant tout une activité (quelque chose que nous faisons). Jonathan Cottrell (« The Priority of Passive Reasoning ») s’appuie sur un argument humien visant à montrer que c’est le raisonnement passif qui est épistémologiquement premier pour critiquer la position de P. Boghossian.

Dans la littérature sur la philosophie moderne, Hume a souvent été présenté comme la figure de l’antirationalisme par excellence, opposé au rationalisme de Descartes, Leibniz et Spinoza. Karl Schafer (« In Search of Hume’s Anti-Rationalism ») défend l’idée que l’antirationalisme de Hume ne se limite pas à une critique des rationalistes modernes, mais qu’il constitue une remise en question plus profonde du concept même de raison, et en particulier de ses prétentions normatives, métanormatives et métaphilosophiques en éthique et en théorie de la connaissance.

Dans son chapitre, Eva Schmidt (« Hume and the Unity of Reasons ») interroge l’idée d’une unité entre les raisons épistémiques et pratiques dans la philosophie de Hume. Ce dernier est généralement présenté comme ayant une conception antithétique des domaines pratiques et épistémiques : si du côté pratique, les croyances seraient motivées par les passions, les raisons étant essentiellement inertes, du côté théorique, les croyances seraient mesurées par les preuves. Les raisons joueraient ainsi un rôle épistémique, plutôt que pratique. E. Schmidt cherche à élaborer une conception humienne unifiée des raisons normatives, à la fois dans le domaine théorie et le domaine pratique. Elle examine alors les implications de cette hypothèse pour la compréhension contemporaine de la normativité.

Les deux chapitres suivants portent sur le scepticisme. Celui de Kevin Meeker (« Signs, Wonders, and Hume: From Humean Scepticism about Miracles and Reason to Contemporary Sceptical Hypotheses and Back Again ») examine l’approche sceptique sentimentaliste de la raison et des miracles de Hume et la confronte aux analyses contemporaines de l’hypothèse de la simulation. Il y décèle des similitudes frappantes qui le conduisent à remettre en cause l’idée, communément acceptée, selon laquelle Hume aurait réellement des preuves contre les miracles.

Yuval Avnur (« Avoiding the Unexpected Circuit: Humean Improvements on Standard “Cartesian” Skepticism ») confronte l’argument sceptique dit « cartésien », basé sur notre incapacité à déterminer si nous sommes ou non dans un scénario sceptique, avec un autre argument sceptique inspiré de Hume. Il soutient que l’argument cartésien ne traite pas directement du problème du monde extérieur, mais prend un « chemin détourné ». Il tente de montrer que l’argument humien portant sur la connaissance des causes de nos expériences, tout en étant plus difficile à cerner, touche plus en profondeur au problème de notre connaissance du monde extérieur que ne le font les arguments sceptiques d’inspiration cartésienne.

Dans son chapitre, Santiago Echeverri (« Humean Skepticism and Entitlement ») analyse le scepticisme humien et la manière dont Crispin Wright tente d’y répondre au moyen de la « théorie de l’autorisation épistémique » (entitlement theory), elle-même inspirée des « charnières » (hinges) épistémiques de Ludwig Wittgenstein. S. Echeverri remet en question cette approche et explore des alternatives basées sur une nouvelle interprétation du scepticisme humien et de ses principes. Elles lui permettent de montrer que nos croyances inductives bien que sous-déterminées par l’expérience n’en sont pas moins rationnelles.

Dans son chapitre, Duncan Pritchard (« Hume and Wittgenstein on Naturalism and Scepticism ») poursuit l’examen des liens entre la pensée de Hume et celle de Wittgenstein concernant le scepticisme et le naturalisme épistémologique. Il cherche à déterminer si Hume et Wittgenstein partagent une approche similaire pour répondre au scepticisme radical et analyse en quoi leurs perspectives diffèrent sur des points essentiels. D. Pritchard soutient que, bien que Hume et Wittgenstein partagent des intuitions communes sur la manière de répondre au scepticisme, leurs approches restent toutefois distinctes. Là où Hume adopte une réponse psychologique et naturaliste, Wittgenstein propose une analyse logique et normative du rôle des croyances fondamentales. Cela permet notamment à Pritchard de montrer que la célèbre analyse strawsonienne de Hume repose sur plusieurs confusions conceptuelles.

Dans son article classique sur « L’épistémologie naturalisée » de 1969, Quine a explicitement inscrit l’idée que nos réponses épistémiques doivent être comprises psychologiquement en termes de stimuli sensoriels dans le projet épistémologique développé par Hume. Angela M. Coventry (« The Advancement of Naturalized Epistemology: Reflections on Hume, Quine and Anderson ») examine en profondeur les origines de l’épistémologie de Quine dans celle de Hume. Elle compare également cette dernière avec l’épistémologie naturalisée féministe proposée par Elizabeth Anderson. Elle concentre son analyse historique sur l’empirisme, le naturalisme, l’imagination, la dynamique sociale de la connaissance, le scepticisme et la normativité de la connaissance.

Le « principe de concevabilité » de Hume affirme que tout ce qui est concevable clairement et distinctement est possible. Miren Boehm (« Conceivability as the Standard of Metaphysical Possibility ») réinterprète ce principe d’épistémologie modale dans une perspective contemporaine. Elle se demande en particulier si Hume est susceptible de nous fournir une base viable pour une approche contemporaine de la connaissance modale et des possibilités métaphysiques. En mettant en parallèle les idées de Hume et les débats contemporains sur le statut de la modalité épistémique, elle affirme que la concevabilité est la norme de la possibilité métaphysique, plutôt qu’une source de la connaissance modale.

Les trois chapitres suivants concernent l’épistémologie morale. Hsueh Qu (« Hume, Deontological Epistemology, and an Ethics of Belief ») examine un aspect inattendu de l’épistémologie de Hume : sa dimension déontologique. Bien que Hume soit généralement perçu comme un défenseur de l’éthique des vertus, H. Qu soutient que ses écrits contiennent des éléments de normativité épistémique proches de la tradition déontologique, notamment en ce qui concerne l’éthique de la croyance. Cela semble en contradiction avec l’idée humienne selon laquelle les attitudes doxastiques sont en dehors de notre contrôle. H. Qu soutient que Hume contourne cette aporie en rejetant le principe selon lequel le devoir implique le pouvoir.

Dans « Natural and Artificial Epistemic Virtues », Sarah Wright développe une conception des vertus épistémiques en s’appuyant sur la distinction humienne entre vertus naturelles et artificielles. Elle applique ensuite cette distinction aux débats contemporains en épistémologie des vertus. Elle cherche ainsi à établir un cadre conceptuel qui permette de réconcilier les approches fiabilistes et déontologiques. S. Wright explore finalement les conséquences de cette approche pour les débats contemporains sur l’éthique de la croyance et la formation des jugements épistémiques.

Mark Collier (« Humean Vice Epistemology: The Case of Prejudice ») se concentre sur l’analyse humienne de ce vice épistémique qu’est le préjudice. Il compare celle-ci aux travaux contemporains de Quassim Cassam sur « l’épistémologie des vices », qui étudie les traits cognitifs qui nuisent à la recherche de la vérité. M. Collier examine ensuite si Hume est coupable du préjugé racial qu’il a lui-même décrit. Montrant que, face à des preuves contredisant ses préjugés raciaux, Hume n’a pas corrigé ses propres généralisations abusives, il juge que Hume devrait être condamné pour n’avoir pas été à la hauteur de ses propres critères épistémiques.

Trois approches sont envisagées dans les théories analytiques contemporaines du témoignage : une réductionniste, une antiréductionniste et une basée sur la confiance. En s’appuyant essentiellement sur l’essai de Hume sur les miracles, les commentateurs considèrent habituellement que celui-ci est un représentant typique de l’approche réductionniste, notre confiance dans le témoignage d’autrui étant évaluée en fonction des preuves empiriques concernant la vraisemblance de ce qu’ils disent. A contrario, Dan O’Brien (« Hume and the Epistemology of Testimony »), en élargissant le corpus d’analyse au-delà de l’essai sur les miracles, oppose cette lecture réductionnisme de Hume à une lecture antiréductionniste. Il en résulte une vision plus nuancée de la conception humienne du témoignage, selon laquelle nous attribuons par défaut notre confiance au témoignage d’autrui. Celui-ci n’est remis en cause que lorsque des raisons spécifiques de douter se présentent. Cette interprétation rapproche Hume des théories antiréductionnistes et de celles basées sur la confiance.

Finalement, Hume and Contemporary Epistemology est certainement un ouvrage important pour quiconque s’intéresse à la philosophie humienne et à ses implications pour la théorie contemporaine de la connaissance. En mettant en dialogue Hume et des théories actuelles, les auteurs ne se contentent pas de commenter son travail, mais révèlent sa pertinence durable. Ce livre constitue donc une ressource précieuse pour les chercheurs en théorie de la connaissance, notamment dans les domaines du scepticisme, de la justification épistémique et de l’épistémologie naturalisée.

Les seize chapitres du livre sont répartis en neuf parties. Cette multiplicité d’angles d’analyse montre toute la richesse de l’épistémologie humienne. Il en résulte aussi malheureusement un ouvrage un peu rapsodique. Ce défaut, souvent inhérent à ce genre de volume collectif, aurait toutefois pu être compensé par une introduction générale substantielle rappelant les grands traits de l’épistémologie humienne et leur insertion possible dans les débats contemporains.

Disons pour finir que si certains travaux ont porté sur les rapports de Hume avec la philosophie contemporaine (en français, principalement : Hume et la philosophie contemporaine d’Éléonore Le Jallé, Vrin, 2014 ; et « Naturalisme(s). Héritages contemporains de Hume », volume de la Revue de métaphysique et de morale [2003, 2]), il manquait encore un ouvrage sur la contribution de Hume à la théorie contemporaine de la connaissance. Espérons que cet ouvrage en anglais contribuera à un renouveau de l’intérêt dans le domaine francophone pour les recherches philosophiques portant sur la pensée Hume et la théorie de la connaissance, qui sont encore trop peu étudiées aujourd’hui, du moins en comparaison avec la vitalité dont elles jouissent en philosophie analytique.

Sébastien Richard

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Pour citer cet article : Hume and Contemporary Epistemology, édité par Scott Stapleford et Verena Wagner, Londres, Routledge, 2025, 346 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.

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